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Voici des photographies du baptistère (dimensionné pour « baptiser » des bébés) dans une église anglicane au Centre-du-Québec. Elle porte l’inscription anglaise « the washing of regeneration », incorrectement empruntée à Tite 3:5, « bain de la régénération » (NEG) ou « bain de la nouvelle naissance » (S21), qui réfère au baptême du Saint-Esprit et non au baptême d’eau. Cette inscription trahit une certaine croyance dans la fausse doctrine de la régénération baptismale infantile qui infecte une partie de l’anglicanisme (mais sans doute pas son entièreté, ce courant étant très diversifié et comportant une aile évangélique qui ne peut que répudier une telle erreur).

Timbre commémoratif émis par le service postal de l’État de la Cité du Vatican en 1987 à l’occasion du 16ème centenaire du baptême d’Augustin d’Hippone survenu lors de la nuit de Pâques en l’an 387

Dans mon étude accompagnant ma compilation d’extraits commentés d’écrits patristiques sur le baptême, j’ai notamment observé que, contrairement aux pédobaptistes réformés modernes, les pédobaptistes de l’Antiquité chrétienne motivaient surtout – pour ne pas dire exclusivement – leur pratique & promotion du baptême des bébés sur la fausse doctrine de la régénération baptismale. Cette réalité historique est particulièrement criante chez Augustin d’Hippone (354-430). Afin de faciliter la consultation et le référencement des sources primaires pertinentes sur ce thème, j’ai réuni les passages les plus percutants issus des écrits de cette figure charnière de l’histoire du baptême dans deux documents plus concis, que voici.

N.B. Le code de couleurs utilisé dans la précédente compilation est réutilisé ici : Les mots en rouge identifient les segments textuels montrant qu’Augustin prône ici le pédobaptisme comme antidote salvifique au péché originel damnatoire. Les mots en bleu identifient les segments textuels exprimant une croyance en cette fausse doctrine de la régénération baptismale.

{1} Le baptême des bébés serait motivé par la régénération baptismale selon Augustin

Ce document ↑ peut être téléchargé directement ici.

{2} Le baptême des bébés n’est pas motivé par la filiation alliancielle parentale selon Augustin

Ce document ↑ peut être téléchargé directement ici.

Folio 194 recto du Codex Trecensis 523 conservé à la Médiathèque de Troyes (Champagne), affichant le début du Traité du baptême de Tertullien de Carthage, œuvre latine originellement rédigée vers l’an 206

Le document ci-dessous est une compilation chronologique des écrits des Pères de l’Église et d’autres sources chrétiennes antiques sur le baptême. Plus précisément, c’est un recueil quasi-exhaustif des textes nous renseignant sur le positionnement crédobaptiste ou pédobaptiste des auteurs, écrits et personnages de la période patristique, ainsi que sur le mode d’administration du rite baptismal (immersion ou aspersion) pratiqué à cette époque.

Pour davantage de clarté, certaines des œuvres sont fournies en plusieurs traductions vernaculaires (différentes traductions françaises ou combinaison de traductions française + anglaise). Ces extraits des sources primaires sont accompagnés de commentaires explicatifs afin de faciliter leur bonne compréhension.

Cette compilation peut être téléchargée directement ici.

À noter qu’Ignace d’Antioche, Aristide d’Athènes, Polycarpe de Smyrne, Théophile d’Antioche, Polycrate d’Éphèse, Méliton de Sardes, Firmilien de Cappadoce, Eusèbe de Césarée et Hilaire de Poitiers ne sont pas inclus dans cette anthologie car les sources primaires existantes ne nous permettent pas de savoir avec certitude s’ils étaient crédobaptistes ou pédobaptistes. (Bien qu’il soit chronologiquement *très* probable qu’Ignace, Aristide et Polycarpe étaient crédobaptistes, cela reste une inférence.)

La lecture attentive et la synthèse raisonnée de cette masse de sources primaires dictent ces quatre conclusions irréfutables :

{1} Le crédobaptisme (baptême des professants / croyants) est la position unanime & universelle dans l’Église antique aux Ier et IIème siècles de l’Ère chrétienne. Cet état de fait s’articule bien avec la réalité historique immédiatement antérieure : Le pédobaptisme (baptême des bébés) est étranger et contraire à l’enseignement du Nouveau Testament, lequel est exclusivement crédobaptiste (cela autant selon la théologie systématique du baptême que selon la théologie alliancielle du baptême).

{2} Le pédobaptisme n’existe pas aux Ier et IIème siècles. Cette hétérodoxie (erreur non-damnable) novatrice apparaît au début du IIIème siècle et coexiste ± « à parité » avec l’orthodoxie crédobaptiste jusqu’à la fin du IVème siècle, puis prends l’ascendant et devient prédominante au courant du Vème siècle.

Cela, je ne suis guère le premier à le constater. Dans L’Église dans l’Empire romain (Éditions Sirey, 1958), Jean Gaudemet écrit : « Le baptême des jeunes enfants [c-à-d des nouveau-nés], qui était apparu au IIIème siècle, devient plus fréquent au IVème et se généralise au Vème. […] Le baptême des jeunes enfants ne s’est cependant pas imposé sans difficultés. […] La doctrine augustinienne [du pédobaptême] l’emporte au [16ème] Concile de Carthage en 418, c[anon] 2, qui admet le baptême des nouveau-nés et fulmine l’anathème contre ceux qui soutiendraient qu’il n’a pas à effacer le péché originel » (p. 58-60).

Semblablement, dans L’Église primitive baptisait-elle les bébés ? (SCM Press, 1963), Kurt Aland écrit (ma traduction) : « Que le baptême des bébés n’est prouvable avec certitude qu’à partir du IIIème siècle […] ne peut pas être contesté suivant les sources » (p. 10) ; « Des témoignages indubitables attestant la pratique du baptême des bébés dans l’Église chrétienne commencent premièrement au IIIème siècle » (p. 46) ; « [L]es premiers témoignages non-ambigus en faveur du baptême des bébés émergent environ au milieu de la première moitié du IIIème siècle. Cette non-ambiguïté, toutefois, ne s’applique qu’aux écrits et écrivains concernés » (p. 79) ; « Pour la période avant [200-250], nous ne possédons pas un seul bout d’information qui donne un témoignage concret de l’existence du baptême des bébés » (p. 101) ; « À ce jour, aucune personne ne peut prouver un véritable cas d’un baptême d’un bébé dans la période antérieure à 200 ap. J.-C. [!] sur la base des sources. […] L’entièreté de nos sources, du moins quand prime leur sens littéral, ne se rapportent qu’à des baptêmes d’adultes, ou au mieux d’enfants plus âgés ; cette conclusion ne peut être éludée » (p. 102).

Similairement, dans Le baptême hier et aujourd’hui (Éditions Emmaüs, 1995), Alfred Kuen écrit : « [L]a première attestation indiscutée du baptême des petits enfants se trouve dans la critique contre cette pratique qu’écrivit Tertullien [de Carthage] dans son livre sur le baptême (chap. 18), qui date des premières années du IIIème siècle. […] Des décennies avant Tertullien, il n’existe aucun témoignage en faveur du baptême des enfants [ou plutôt des bébés], seulement des témoignages contre [c-à-d incompatibles avec] un tel baptême. [I]l faut [attendre] jusqu’au IIIème siècle pour découvrir des preuves incontestables de baptêmes d’enfants [nouveau-nés] — et la première mention d’un tel baptême est nettement hostile à cette pratique et la rejette comme une innovation sans justification » (p. 202).

{3} La croyance en la fausse doctrine de la régénération baptismale était *omniprésente* dans l’Église antique dès le milieu du IIème siècle. Cet égarement doctrinal affectait autant les crédobaptistes que les pédobaptistes, chacun à leur manière. Selon ces crédobaptistes, puisque le baptême régénérateur effaçait les péchés commis au cours de la vie, il devait être retardé le plus longtemps possible (ou au moins jusqu’à ce que le candidat ait atteint un degré de maturité spirituelle où il était moins susceptible de pécher), vu la crainte que les péchés commis après le baptême ne puissent jamais être lavés. Selon ces pédobaptistes, puisque le baptême régénérateur effaçait le péché originel hérité d’Adam & Ève à la naissance, il devait être administré le plus tôt possible, faute de quoi un bébé mort sans avoir été baptisé risquait d’aller brûler en Enfer pour toujours.

Ces considérations, quoique théologiquement erronées, furent absolument cruciales et déterminantes. C’est précisément cet enjeu de la régénération baptismale qui décida quelle position (crédobaptême versus pédobaptême) remporta cette compétition doctrinale au Vème siècle. Dès les II-IVèmes siècles, presque tous les chrétiens admettaient – malgré certaines réticences – que les péchés commis après le baptême étaient potentiellement pardonnables. Les chrétiens l’admettaient avec ambivalence ; tous savaient que l’on demeurait pécheur et donc que l’on continuait de pécher même après le baptême. Mais pas grand-monde était fermement persuadé que tous les chrétiens baptisés étaient tous damnés par leurs péchés post-baptismaux, nonobstant un résidu de doute persistant à cet égard.

Or, si le baptême était essentiel au salut (ce que tous admettaient), et qu’il était possible que les péchés post-baptismaux soient pardonnés (ce que tous finirent par admettre également), alors le crédobaptisme était condamné à se faire déclasser par le pédobaptisme. C’est exactement ce qui arriva. Historiquement, c’est la fausse croyance en la régénération baptismale qui a causé l’invention puis la généralisation du baptême des bébés !

Sceptiques ? Citons l’illustre Augustin d’Hippone à comparaître. Parmi ses ≈ 25 affirmations distinctes (!) où il appuie directement le pédobaptême sur la régénération baptismale, celle où il reprend et cite l’argumentation d’un autre éminent zélateur du baptême des bébés, Cyprien de Carthage (Lettre 64 à Fidus, c. 253), est la plus croustillante. Il s’agit de cet extrait issu de l’Épître à Marcellin, § 3:5, c. 412 :

« Aussi le bienheureux Cyprien […] tout en se faisant ainsi le puissant avocat de l’enfance [sic], il se garda de la déclarer exempte du péché originel ; parce que nier ce péché, c’eût été anéantir la raison même du baptême [des bébés], pour la réception duquel il plaidait si bien [sic] leur cause. […]

‹ La pratique que vous croyez obligatoire en ceci [c-à-d baptiser les bébés le 8ème jour après leur naissance], n’a rallié absolument personne ; au contraire, à l’unanimité nous avons décidé plutôt qu’il ne faut refuser à aucun homme venant en ce monde la miséricorde ni la grâce de Dieu. Le Seigneur lui-même disant en son Évangile : “Le Fils de l’homme n’est pas venu pour perdre les âmes des hommes, mais pour les sauver” {Luc 9:56} ; autant qu’il est en nous, aucune âme, s’il est possible, ne doit être perdue. […] ›

Remarquez-vous ses paroles, sa conviction ? D’après lui, ce n’est pas la chair seulement, c’est l’âme de l’enfant qui trouve sa perte et sa ruine, si elle sort de cette vie sans avoir reçu ce sacrement du salut ! […]

‹ [P]ersonne n’est exclu du baptême ni de la grâce. À combien plus forte raison n’en faut-il point priver l’enfant qui, nouvellement né, n’a point d’autre péché que d’avoir contracté dès son premier instant la contagion de la mort antique en vertu de sa naissance charnelle comme enfant d’Adam ? Il lui est donc d’autant plus facile, à lui, de se présenter [sic] pour recevoir la rémission des péchés, que ce sont des fautes étrangères et non les siennes personnelles qui sont alors effacées. ›

Voyez-vous avec quelle confiance cet homme éminent s’exprime ici, d’après l’antique et indubitable règle de la foi [sic] ? Et pourquoi vient-il produire ces documents de parfaite évidence ? Pour éclaircir, par cette démonstration ferme et éclatante, un seul point douteux, je veux dire la seule question que lui adressait celui à qui sa lettre répond ici, la seule difficulté qui ait motivé le décret conciliaire dont il parle, l’obligation, enfin, désormais certaine pour tout le monde [sic], de baptiser un enfant qu’on présenterait au sacrement sans attendre le huitième jour après sa naissance. […]

[P]ourquoi ? C’est qu’on n’admettait point que cela dût faire ni question ni difficulté ; et regardait comme absolument certaine la perte des âmes, quant au salut éternel, si elles venaient à sortir de la vie présente sans avoir reçu ce sacrement ; et toutefois, l’on avouait que les enfants tout nouvellement éclos du sein maternel avaient uniquement la tache du péché d’origine ; aussi, tout en déclarant que la rémission des péchés leur est plus facile, parce que ce sont des fautes d’autrui, elle ne leur était pas moins nécessaire.

Ces vérités [sic], étant d’ailleurs hors de doute, la seule question douteuse, relativement au huitième jour, fut alors dirimée ; et le concile prononça qu’on doit porter secours à l’homme dès sa naissance, sans distinction de jours, de peur qu’il ne périsse éternellement. »

Il est manifeste que cette gymnastique doctrinale ↑ cyprianique et augustinienne s’auto-incrimine par son caractère anti-scripturaire.

{4} La théologie des alliances concoctée par des réformés pédobaptistes au XVIème siècle pour valider leur maintient du baptême des bébés est en rupture avec le pédobaptisme patristique, et non en continuité avec celui-ci. En effet, alors que les pédobaptistes de l’Antiquité fondaient leur pratique sur la régénération baptismale, ces pédobaptistes de la Réformation fondaient leur pratique sur une théologie alliancielle. Ainsi, une pratique identique est justifiée par des motifs théologiques divergents !

Il y a beaucoup d’autres choses intéressantes à dire sur ce quatrième point, mais cela dépasse le cadre de la présente étude. Je traiterai donc du thème de la discontinuité théologique entre le pédobaptême des Pères de l’Église antique et le pédobaptême “protestant” réinventé au XVIème siècle dans un article subséquent à paraître sur ce blogue cet automne.

Complément iconographique sur les baptistères paléochrétiens

Liens externes :

Le baptistère de l’église de Doura-Europos en Syrie orientale lors de sa découverte pendant des fouilles archéologiques en 1932 {Yale University Art Gallery}  ♦  Aménagée en 232 dans une maison reconvertie, c’est la plus ancienne église-bâtisse connue au monde

Reconstitution virtuelle du baptistère de l’église de Doura-Europos réalisée par la Yale University Art Gallery  ♦  Ses dimensions indiquent qu’il servait à des baptêmes par immersion et non par aspersion

Croquis de vues transversales du baptistère de Doura-Europos {Yale University Art Gallery}

Croquis de vues frontales et supérieure du baptistère de Doura-Europos {Yale University Art Gallery}

Baptistère du complexe épiscopal de Mariana (actuelle Lucciana en Corse) aménagé vers l’an 400 {École française de Rome}

Baptistère du complexe épiscopal de Sufetula (actuelle Sbeïtla en Tunise) aménagé au Vème siècle {Jean-Pierre Dalbéra sur Flickr}

Baptistère de Békalta en Tunisie  ♦  Datant du VIème siècle, il fut découvert en 1993 puis déplacé au Musée archéologique de Sousse

Plaque d’ivoire du baptême de Clovis par Rémi de Reims {Musée de Picardie à Amiens}  ♦  Réalisée vers 875 sous Hincmar de Reims, c’est la plus ancienne représentation artistique du baptême (par immersion) du « 1er roi des Francs » survenu le 25 décembre 498

Folio 38 recto du Papyrus 46, datant de 150-175 ap. J.-C. et conservé à la Bibliothèque Chester Beatty à Dublin en Irlande — Cette page porte la fin de l’Épître aux Hébreux (13:20-25) et le début de la 1ère Épître aux Corinthiens (1:1-3)

Au XIXème siècle, des biblistes comme Karl Lachman, Samuel Prideaux Tregelles, Konstantin von Tischendorf, Brooke Westcott, Fenton Hort, Benjamin Warfield et Eberhard Nestle postulèrent que dans le Nouveau Testament grec, lorsque les textes des manuscrits diffèrent entre eux, en chacun des ces passages (appelés lieux-variants), quand les codices Sinaïticus (01) et Vaticanus (B03) – et Alexandrinus (A02) dans les Actes & Épîtres & Apoc. – s’accordent entre eux mais divergent des manuscrits du texte-type byzantin, ces trois vieux onciaux (01, B03 et A02) correspondent automatiquement au texte original authentique.

Au XXème siècle, la découverte et/ou l’analyse des papyri grecs du N.T. datant des IIème et IIIème siècles nous ont amené à nuancer cette compréhension. Ces papyri primitifs, qui sont environ 150 à 250 ans plus anciens que les trois vieux onciaux, démontrent que l’« état du texte » du N.T. à l’époque où ces papyri furent copiés était plus diversifié qu’on le croyait précédemment. En effet, malgré que ces papyri corroborent très souvent 01, B03 et A02, ils corroborent aussi occasionnellement le texte-type byzantin, le texte-type occidental et le texte-type césaréen.

La thèse de Sturz : Égalité entre les textes-types

En 1984, le savant évangélique Harry Sturz – qui fut le directeur du Département de grec de l’Université Biola à La Miranda en Californie ainsi qu’un co-traducteur du N.T. de la New King James Version (NKJV, 1979) – publia l’ouvrage intitulé The Byzantine Text-Type and New Testament Textual Criticism, lequel fut réédité en 2022.

Dans ce livre, Sturz plaide que tous les texte-types du N.T. seraient d’une ancienneté comparable et qu’ils auraient donc tous une valeur ± équivalente. Pour étayer sa position, cet auteur a inclus dans ce livre une liste de « 150 variantes textuelles byzantines distinctives » corroborées par des papyri grecs du N.T., formant la Liste 1 des Appendices (p. 145-159).

L’argument que soutenait Sturz dans cette œuvre n’était pas que le texte-type byzantin/majoritaire correspond à l’unique texte original immaculé du Nouveau Testament à l’exclusion des trois autres textes-types, mais plutôt que « le texte byzantin devrait avoir le même poids, à côté des textes alexandrin et occidental, dans l’évaluation des preuves extérieures [c-à-d la comparaison des attestations dans les manuscrits] appuyant des variantes » (p. 130).

Quelques autres affirmations de ce bouquin méritent d’être citées afin de représenter fidèlement la portée que son auteur entendait lui donner :

« Plusieurs choses doivent être constatées concernant ces variantes distinctement byzantines trouvées dans les anciens papyri :
(1) Ces 150 variantes sont primitives. […]
(2) Ces variantes n’ont pas été créées au IVème siècle. […]
(3) Les vieux onciaux [01, B03 et A02] n’ont pas préservés le tableau complet du IIème siècle. […]
(4) Le texte-type byzantin a préservé des traditions [textuelles] n’ayant pas été préservées dans les autres textes-types. » (p. 62-64)

« Il y a davantage de différences qu’il n’y a d’accords entre les papyri [grecs du N.T.] et K [= Koinè = texte byzantin] aux endroits où il y a des variations. » (p. 67)

« [L]e texte byzantin devrait être considéré comme un témoin indépendant du texte du Nouveau Testament. Il ne s’agit pas de suggérer que le texte byzantin n’a subit aucun processus éditorial. […] Les variantes byzantines sont aussi anciennes que celles de n’importe quel autre texte-type. Les variantes byzantines remontent au IIème siècle. » (p. 101-102)

La thèse d’Harry Sturz, à savoir l’égalité des textes-types, est donc audacieuse, mais mesurée. Or malgré cette approche tempérée, les zélateurs du soi-disant texte reçu (TR — un dérivé du texte byzantin contaminé par des variantes venant de la Vulgate latine médiévale et par d’autres aléas de l’histoire) n’hésitent pas à l’instrumentaliser et à envoyer aux oubliettes tous les bémols que son auteur avait prudemment énoncés.

Récupération des papyri par le camp “TR-only”

Un cas emblématique de cette appropriation de la thèse modérée d’Harry Sturz par des militants pro-TR exclusivistes est la brochure La Parole que donna le Seigneur de la Société Biblique Trinitaire (SBT), qui s’adonne à interprétation très maximaliste des données rassemblées par Sturz :

« Les premiers papyrus témoignent d’un nombre phénoménal de variantes typiquement byzantines. On retrouve ces mêmes variantes dans P45 et P46 […] et dans P66 […]. Le professeur H.A. Sturz a dressé une liste de 150 variantes byzantines confirmées par des papyrus fort anciens. Cela prouve que contrairement à l’opinion des critiques textuels de la première génération [sic : l’opinion des meilleurs biblistes de la fin du XIXème siècle], les variantes byzantines remontent au deuxième siècle. […] De toute évidence, ce texte était considéré comme la version authentique, intacte, officielle. […] Il est naturel de se demander : ‹ D’une manière générale, quel type de texte fut cautionné et propagé par l’Église dès les premiers siècles ?La réponse est : le texte ‹ byzantin ›. […] Le professeur Sturz montre que certaines de ces variantes [byzantines] sont confirmées par les papyrus les plus anciens (par exemple, les variantes les plus étoffées de Jean 10:19 et 10:31 trouvent confirmation dans P66). » (Malcom Watts, La Parole que donna le Seigneur, SBT, 2012, p. 24, 26-27 et 30.)

Qu’en est-t-il de ces “150 variantes” ?

L’existence présumé de 150 variantes byzantines dans les papyri grecs du N.T. serait un argument vraiment très puissant en faveur du texte-type byzantin/majoritaire. Mais à la grande frustration du lecteur curieux de découvrir quelles sont ces fameuses 150 variantes, celles-ci ne sont pas traduites en langue vernaculaire là où elles sont listées en grec aux p. 145-159. Dans tout l’ouvrage, Sturz traduit uniquement une de ces variantes en anglais, à savoir celle de Luc 10:42 (« cependant une seule chose est nécessaire … », Bible de Genève de 1805), aux p. 57 et 86. Et dans tout son livre, Sturz ne discute que de cinq autres variantes byzantines attestées par les papyri : Marc 7:31, Luc 10:41 et Jean 11:19 (aux p. 56-58) ainsi que Jean 10:19 & 10:31 (à la p. 85).

Le fait que Sturz n’ait pas traduit davantage de ces « 150 variantes », et qu’aucun partisan du soi-disant texte reçu ou du texte majoritaire (𝕸) n’ait publié de traduction intégrale de ces 150 variantes nous autorise à penser que la plupart de celles-ci sont ou bien non-traduisibles, ou bien traduisibles mais insignifiantes (car triviales). Et si nous creusons un peu, nous voyons que cela s’avère exact.

Commençons par les « variantes les plus étoffées de Jean 10:19 et 10:31 » invoqués dans la brochure susmentionnée de la Société Biblique Trinitaire (p. 30) comme preuve ultime de l’antériorité du texte byzantin. Dans le Papyrus 66 (P66) et dans le texte byzantin, ces deux versets contiennent la même variante formée d’un seul terme : Le mot grec οὖν (oun) – qui se traduit le plus souvent en français par « donc » – y précède le mot grec πάλιν (palin), « encore ». Quoique traduisible, cette variante est grammaticalement insignifiante : Le sens de la phrase ne change pas si le vocable οὖν y est présent ou absent. Plutôt décevant pour une prétendue variante étoffée ! (Cf. Sturz, p. 84 ; Kurt Aland et al., Greek New Testament, Alliance Biblique Universelle, 1993 = UBS4, p. 360 n. 6 ; Robinson-Pierpont Byzantine Majority Text, 2000.)

Dans un compte rendu du livre de Sturz (JETS, Vol. 28, N° 2, 1985, p. 241), l’érudit pentecôtiste Gordon Fee a remarqué que dans les Évangiles uniquement, au moins 27 des ces « 150 variantes distinctives » ne sont pas véritablement distinctives parce qu’elles sont aussi attestées par des témoins du texte-type occidental. {J’ajouterai que d’autres de ces variantes supposément byzantines ne sont pas distinctives lorsqu’elles s’accordent avec une branche du texte alexandrin quand ce dernier est divisé en plusieurs branches, tel qu’en Luc 10:39 + 10:41.} Fee a également calculé que sur un total de 18 variantes où le Papyrus 75 (P75) corrobore le texte byzantin, 17 de ces variantes sont des trivialités, et parmi celles-ci, 9 ne sont même pas traduisibles en anglais ou en latin. La seule variante significative est celle de Luc 15:21, où P75 s’accorde avec 𝕸 en omettant la clause « traite-moi comme un de tes salariés » (NBSᵐᵍ) qui figure dans ℵ01 et B03 (où elle fut reproduite depuis le v. 19 pour harmoniser les deux versets).

Dans sa thèse doctorale Assimilation as a Criterion for the Establishment of the Text soutenue à l’Université de Théologie de l’Église reréformée des Pays-Bas à Kampen en Overijssel, Willem Wisselink analyse les données brutes fournies par Sturz (Éditions Kok, 1989, p. 32-34). En faisant un peu de ménage dans le celles-ci, il confirme l’existence de 52 variantes 𝕸 dans P45, 32 variantes 𝕸 dans P66, et 18 variantes 𝕸 dans P75. Ainsi, la liste de Sturz est donc réduite de 150 à 102 variantes. Wisselink reconnait qu’une proportion considérable des ces 102 variantes sont triviales, mais refuse de les écarter. Il clarifie aussi la notion de variante distinctive chez Sturz : le critère retenu par Sturz est distinctive selon Fenton Hort en 1881, pas distinctive en toute objectivité selon l’état actuel des connaissances.

Des études supplémentaires seraient nécessaires pour parvenir à chiffrer avec plus d’exactitude le nombre précis de variantes byzantines distinctives, traduisibles et significatives (non-triviales) attestées dans les papyri néotestamentaires grecs des IIème et IIIème siècles. En attendant, leur quantité peut provisoirement être estimée à environ une demie-douzaine. La section suivante se penche sur ces variantes rarissimes.

Exemples valables de variantes byzantines anciennes

Nous avons précédemment reconnu un alignement valable entre P75 et 𝕸 en Luc 15:21. Le document ci-dessous identifie quatre variantes distinctives byzantines additionnelles qui ont le mérite d’être traduisibles et non-triviales (Marc 7:31, Luc 10:42, Jean 11:19 et Philippiens 1:14). Pour chaque lieu-variant, ce document indique les principaux manuscrits attestant la variante byzantine, les principaux manuscrits attestant la variante non-byzantine, et reproduit les passages pertinents venant de traductions en français et en anglais qui reflètent chacune de ces variantes concurrentes. (On pourrait alléguer que les cas de Luc 10:42 et Jean 11:19 ne sont pas distinctement byzantins car ces textes coïncident avec celui des témoins du texte-type césaréen. Mais puisque l’on sait que ce texte-type césaréen n’existe plus sous forme pure et que tous ses manuscrits souffrent de divers degrés d’assimilation au texte-type byzantin, il est préférable de qualifier ces deux variantes de byzantines étant donné qu’elles ne sont pas non plus distinctement césaréennes.)

Ce document est aussi accessible sur Calaméo et en téléchargement direct ici.

Voici quelques exemples supplémentaires.

Exemple # 6 : En Matthieu 24:6, dans le Papyrus 70 (datant de l’an ≈ 250), le texte du manuscrit correspond au texte 𝕸 que l’on peut lire dans la Bible de Lausanne révisée (BLR 2022) : « … prenez garde que vous ne soyez troublés, car il faut que tout arrive, mais ce n’est pas encore la fin ». Ceci diffère des textes alexandrin, occidental et césaréen – ici représentés par les codices Sinaïticus (01), Vaticanus (B03), Bezæ (D05), Regius (L019), Koridethi (Θ038) et Colbertinus (Minuscule 33) – lesquels correspondent plutôt à ce que l’on peut lire dans la Nouvelle Bible Segond (NBS 2002) : « … gardez-vous de vous alarmer ; car cela doit arriver, mais ce n’est pas encore la fin ». Le mot grec « tout » (παντα) est présent dans le texte byzantin mais est absent des textes alexandrin, occidental et césaréen. (Quant au mot « cela », il n’est dans aucun des témoins grecs susmentionnés mais est inséré dans maintes traductions pour des fins de lisibilité ; les Bibles d’Ostervald de 1724 & 1996 font de même avec les mots « ces choses ».)

Exemple # 7 : En Apocalypse 11:19, le Papyrus 47 (datant de l’an ≈ 275) se lit « … l’arche de l’alliance du Seigneur … », ce qui correspond au texte 𝕸, tandis que le Papyrus 115 (datant de l’an ≈ 250) et les codices Alexandrinus (A02) et Ephraemi Rescriptus (C04) se lisent plutôt « … l’arche de son alliance … », ce qui correspond à la fois au texte standard (cf. Segond 21) et au texte reçu (cf. BLR).
(Philip Comfort, Commentary on the Manuscripts and Text of the N.T., Kregel Academic, 2015, p. 409-410 ; Robert Boyd, The Text-Critical English N.T. – Byzantine Text Version, Lulu Press, 2021, p. 484 ; Maurice Carrez, N.T. interlinéaire grec-français, Alliance Biblique Universelle, 1993, p. 1136.)

Conclusion : Bien apprécier les preuves

Pour conclure cette étude, je cède la plume à d’autres auteurs, qui résument la réalité historique mieux que je ne pourrais le faire.

« [I]l n’y a absolument aucun manuscrit byzantin primitif. […] Certes, il y a des variantes individuelles dans des manuscrits primitifs qui se retrouvent [aussi] dans le texte byzantin. Mais en conformité avec l’approche [pro-]byzantine consistant à regarder le texte comme un ensemble plutôt que comme des unités de variantes individuelles, [nous devons conclure que] il n’y a pas d’évidence dans les premiers siècles qui supporte [l’existence du] texte byzantin [en tant que texte-type systématisé]. » (Dirk Jongkind, Introduction to the Greek New Testament Produced at Tyndale House, Crossway Books, 2019, p. 96 et 98.)

« Certainement, des variantes byzantines sont attestées dans les premiers papyri. Mais s’agit-il d’une preuve de l’existence ancienne du texte-type byzantin, ou simplement d’une indication que certaines des tendances scribales reflétées dans les manuscrits byzantins [plus tardifs] eurent des débuts anciens ? Des papyri qui soutiennent des variantes singulières sont une chose, des papyri représentatifs du texte-type byzantin en sont une autre, et ces derniers n’ont pas été produits. » (Larry Hurtado, “The Byzantine Text-Type and New Testament Textual Criticism”, Catholic Biblical Quarterly, Vol. 48, N° 1, 1986, p. 150.)

« Certes, les papyrus les plus anciens présentent effectivement de fréquentes variantes du type caractéristique des sources manifestement byzantines. […] Mais nulle part on ne trouve la combinaison de variantes typique du texte byzantin. » (Heinrich von Siebenthal, “Nos traductions du N.T. ont-elles une base textuelle fiable ?”, Théologie évangélique, Vol. 2, N° 3, 2003, p. 233.)

Cet article est une appréciation de la vidéo ci-dessous.

Je partage la croyance de messieurs Christian Khanda et Hugues Pierre dans l’importance primordiale de la doctrine de la préservation des Écritures Saintes, et je suis passionné par la transmission providentielle des oracles divins aux cours des millénaires de l’histoire de la Rédemption. Toutefois, j’estime que la thèse spécifique promue par ces deux internautes, à savoir que pour le N.T., seul le soi-disant “texte reçu” grec doive être considéré comme étant le texte inspiré correctement préservé, est intenable sur les plans théologique et historique. Pour cette raison, je vais répondre ci-dessous aux erreurs les plus sérieuses que j’ai constaté dans cette discussion (que j’ai écouté très attentivement).

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Tout d’abord, vers la minute 12:10, Hugues Pierre s’en prend à la critique textuelle, qu’il présente comme une pratique remontant au XIXème siècle. En réalité, la critique textuelle est aussi ancienne que l’existence de variantes textuelles entres différentes copies manuscrites puis tapuscrites du texte du N.T. Dès l’Antiquité chrétienne, des Pères de l’Église relatent l’existence de variantes et s’attèlent à la critique textuelle, discipline qui consiste à évaluer les variantes connues dans le but de déterminer celle qui correspond au texte révélé original. J’ai reproduit plusieurs définitions et descriptions de la critique textuelle du N.T. venant d’ouvrages académiques chrétiens ici (donc Hugues Pierre ne pourra pas plaider que j’invente une nouvelle définition juste pour les fins de mon propos) : Introduction à la critique textuelle du Nouveau Testament.

Hugues Pierre s’émeut de la notion de « restauration » du Texte Sacré qui est sous-jacente à la critique textuelle. Or si l’on détecte une erreur humaine dans la transmission du texte, que l’on identifie la variante correcte via une démarche de critique textuelle, puis que l’on corrige cette erreur en remplaçant la variante erronée par la variante correcte, cette rectification consiste indubitablement, pour ce lieu-variant, en une *restauration* du texte.

D’ailleurs, ces nouveaux zélateurs du “texte reçu” (TR) ont beau s’émouvoir du concept de *restauration* du texte néotestamentaire, les utilisateurs du TR s’adonnent volontiers depuis 500 ans à cet exercice de *restauration* ! Quelques exemples :

→ En Luc 2:22, Érasme suivi par la Bible de Genève française de 1553 disent « LEUR purification » ; puis Bèze éventuellement suivi par Ostervald *restaurent* (ou s’imaginent restaurer) le texte à « SA purification ».
→ En Luc 17:36, Érasme suivi par les Bibles réformées françaises de 1535, 1540 et 1553 omettent le verset en entier ; puis Bèze suivi par les versions TR ultérieures *restaurent* le verset en entier.
→ En Romains 12:11, Estienne suivi par les Bibles réformées françaises de 1535, 1540 et 1553 disent « servant AU TEMPS » ; puis Bèze suivi par les versions TR ultérieures *restaurent* ce texte à « servant LE SEIGNEUR ».

Démonstration faite : Les biblistes réformés du XVIème siècle n’hésitaient pas à (tenter de) *restaurer* le Texte Sacré en le purgeant de ses corruptions – réelles ou imaginaires – au moyen de la critique textuelle. C’est un fait historique irréfutable.

Vers la minute 16:20, puis encore à 46:05, 56:00 et 1:18:50, Christian Khanda plaide répétitivement que le texte reçu est *le* « texte protestant » et que les confessions de foi protestantes « sont basées sur le TR ». Khanda insiste surtout sur l’article 1:8 de la Confession de Westminster, qui énonce que l’A.T. et le N.T. furent « gardés purs, au long des siècles, par sa providence [de Dieu] et ses soins particuliers » (formulation identique dans la Déclaration de Savoy congrégationaliste de 1658 et la Confession réformée baptiste de 1689). Khanda essaie de capitaliser sur cette affirmation crédale très prudente pour faire accroire à ses auditeurs que le protestantisme réformé confessant est obligatoirement assujetti à sa thèse d’exclusivité du TR. Cette attitude émane d’une compréhension inadéquate de cette clause confessionnelle.

Sans m’attarder sur le fait que le TR est, historiquement, une coproduction de la Papauté idolâtre (!), je démontre dans mon étude Considérations sur l’orthodoxie réformée, la préservation des Écritures Saintes et la critique textuelle du N.T., plus précisément à la section 2 intitulée L’orthodoxie réformée ne requière pas d’adhérer à une traduction et à un texte-type spécifiques, que l’article 1:8 des Westminster / Savoy / 1689 ne peut pas être valablement instrumentalisé pour délégitimer tous les textes néotestamentaires grecs autres que le TR.

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À la minute 20:50, Christian Khanda fait allusion à la redécouverte du Codex Sinaïticus (oncial ℵ01) au milieu du XIXème siècle (mais sans l’identifier explicitement), puis généralise ensuite en alléguant que le peuple de Dieu n’a pas utilisé ces textes (ℵ01 et les autres anciens manuscrits des II-IVèmes siècles) de manière ininterrompue au fil des siècles. Monsieur Khanda mêle vraiment les cartes ici.

Pour commencer, qui est le « peuple de Dieu » ? À partir du IXème siècle, avec le triomphe définitif de la pseudo-orthodoxie (rétablissement durable de l’iconodoulie) dans l’Empire byzantin, l’Église grecque d’Orient devient quasiment aussi hérétique que l’Église catholique romaine (culte des saints = polythéisme, etc.).

Dans cet Orient hellénique, seul le clergé avait un contact direct & régulier avec la Bible… or ce contact n’était pas forcément reluisant. Il n’était pas rare pour les moines byzantins copiant ces Bibles grecques tardives d’y insérer une prière en postlude où ils remercient la Vierge Marie – comme une déesse – de les avoir aidés à copier le manuscrit ! C’est ça le « peuple de Dieu » selon Khanda ? Rappel : les vrais chrétiens sont monothéistes.

Ensuite, concernant l’utilisation effective des grands onciaux tels le Codex Sinaïticus (ℵ01), le Codex Vaticanus (B03) et le Codex Alexandrinus (A02), ce n’est pas parce que ces manuscrits n’étaient pas utilisé lors de leur redécouverte (ou leur revalorisation) aux XVII-XIXèmes siècles qu’ils n’ont jamais été utilisés ! Bien au contraire, ces codices furent tellement utilisés qu’ils tombent en lambeaux et même que plusieurs de leurs portions physiquement situées sur le dessus ou le dessous sont disparues depuis très longtemps à force d’usure. Ainsi, le Sinaïticus est usé à la corde : le 1er folio survivant commence à Genèse 21:26, et à vrai dire la majeure partie du texte précédant 1 Chroniques 9:27 est manquant. Et dans le Vaticanus, les folios portant l’original d’Hébreux 9:15 jusqu’à la fin du N.T. furent perdus avant même l’arrivée de ce manuscrit en Occident au milieu du XVème siècle. Donc ces Bibles ont amplement été utilisées.

La raison pour laquelle ces grands onciaux n’étaient pas en usage en Orient au moment où ils furent transportés en Occident (ou découverts en Orient par des protestants occidentaux) aux XV-XIXèmes siècles, c’est que plus personne sur la planète n’utilisait le script dans lequel ils furent écrits. Duh ! Ces Bibles grecques de l’Antiquité furent entièrement copiés en lettres onciales (majuscules arrondies). Or au VIIIème siècle, autant en Occident latin qu’en Orient grec, les lettres minuscules sont inventées. Ce nouveau script en minuscules remplace rapidement le vieux script en majuscules, et en quelques générations les documents écrits en majuscules sont délaissés parce que devenus désuets aux yeux des lecteurs désormais uniquement habitués à la graphie minuscule.

Monsieur Khanda devrait s’éduquer un peu sur l’histoire de la codicologie chrétienne et de la transmission du texte biblique avant de raconter des balivernes condamnatoires. En ce sens, l’analyse des variantes textuelles contenues dans les citations bibliques des écrits patristiques démontre que dès l’Antiquité, tous les quatre principaux textes-types étaient connus et utilisés dans l’Église chrétienne ; voir mon article L’origine géographique et chronologique des différents textes-types du N.T.

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À la minute 28:00, Hugues Pierre avance que le “texte reçu” est assimilable au texte majoritaire de l’Orient grec médiéval. C’est un argument pro-TR très à la mode, mais fallacieux. La vérité est plus complexe que ça. Le TR est une fabrication éclectique datant du XVIème siècle. En réalité, il existe plus d’un millier de variantes textuelles traduisibles entre le TR et le texte majoritaire byzantin ! Certes, en moyenne, le TR est comparativement plus proche du texte majoritaire que ne l’est le texte standard Nestle-Aland (le texte critique le plus répandu), mais on ne peut pas prendre pour acquis que le texte majoritaire va nécessairement s’aligner avec le TR contre le texte standard (qui est surtout basé sur le texte alexandrin), parce que dans plus de 85 cas, le texte majoritaire concorde avec le texte standard contre le TR ! Voir l’article Leçons du Nouveau Testament où le texte alexandrin concorde avec le texte majoritaire contre le texte reçu.

À la minute 24:00, Christian Khanda attaque la critique textuelle moderne du N.T. comme étant une méthode naturaliste, « la théorie de l’évolution appliquée à la Parole de Dieu », dit-il. Dans la même veine, à la minute 45:00, Hugues Pierre prétends que pendant 300 ans (grosso modo de 1500 à 1800), tout le monde était content avec le texte reçu grec. Ces deux assertions sont erronées.

La critique textuelle moderne de la Bible n’est que le prolongement de la critique textuelle humaniste (pas dans le sens laïciste du terme) et réformationnelle amorcé au XVIème siècle. Dès les premières itérations du TR, plein d’érudits – protestants comme catholiques – étaient conscients des lacunes et des faiblesses de ce texte, c’est pourquoi ils n’hésitèrent pas à le modifier ou à préconiser sa rectification (comme par exemple Théodore de Bèze qui argumente contre l’authenticité de la péricope de la femme adultère dans son édition du TR de 1598).

Mais l’état précoce et fragmentaire de la connaissance des manuscrits grecs du N.T. au début du XVIème siècle fit en sorte que l’entreprise colossale consistant à répertorier et collationner ces manuscrits dispersés à travers l’Europe et l’Asie a nécessité ± 300 ans. Donc c’est tout à fait normal, vu cette progression graduelle des connaissances, que ce n’est qu’au XIXème siècle que l’on put produire un texte standard grec apte à remplacer le TR.

Des chrétiens dévoués participèrent à tout ce long processus, comme je l’explique dans la section La critique textuelle est un vecteur de la providence rédemptrice de Dieu de mon étude Considérations sur l’orthodoxie réformée et la préservation des Écritures Saintes (section 4).

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Vers la minute 57:05, Christian Khanda évoque la variante trinitaire « Dieu le Fils unique » du texte critique (TC) en Jean 1:18, lieu-variant ou le texte reçu porte la variante non-trinitaire « le Fils unique engendré ». Khanda essaie de sauver la réputation de cette variante non-trinitaire du TR en arguant que c’est plutôt le TC qui serait jéhoviste ici. Hugues Pierre s’efforce de lui prêter main forte dans les minutes subséquentes.

Durant l’Antiquité chrétienne, beaucoup de Pères de l’Église utilisèrent des Bibles attestant cette variante « Dieu le Fils unique » du TC en Jean 1:18 – comme les papyri P66 (copié en l’an ≈150) & P75 (copié en l’an ≈175) ou la Peshitta araméenne – et citèrent explicitement cette variante trinitaire dans leurs écrits :
• Irénée de Lyon dans ‹Contre les hérésies› (§ 4:20:11).
• Clément d’Alexandrie dans ‹Stromates› (§ 5:12).
• Origène d’Alexandrie dans ‹Commentaire du Jean› (§ 2:29) et dans ‹Contre Celse› (§ 2:71).
• Eusèbe de Césarée dans ‹Théologie ecclésiastique› (§ 3:7).
• Basile de Césarée-en-Cappadoce dans ‹Sur le Saint-Esprit› (§ 6:15, 8:17, 8:19 et 11:27).
• Didyme l’Aveugle dans ‹Commentaire sur Zacharie› (§ 5:33) et dans ‹Commentaire sur Ecclésiaste› (§ 12:5).
• Épiphane de Salamine dans ‹Ancoratus› (§ 2:5 et 3:9) et dans ‹Panarion› (§ 612 et 817).
• Sérapion de Thmuis dans ‹Contre les manichéens› (p. 639).
• Cyrille d’Alexandrie dans ‹Commentaire sur Jean› (§ 1:10), dans ‹Contre Nestorius› (§ 3:2 et 5:2), dans ‹Le Christ est un› (non numéroté) et dans ‹Thesaurus de sancta et consubstantiali trinitate› (§ 35 ss).

Alors, doit-on conclure du raisonnement de messieurs Khanda et Pierre que les sommités patristiques qui nous ont légués la trinitariologie orthodoxe – tels Basile de Césarée et Cyrille d’Alexandrie – étaient des précurseurs des jéhovistes modernes ?! C’est complètement ridicule. Et Jean 1:18 n’est pas le seul lieu-variant où le texte critique / standard enseigne une christologie supérieure à celle du texte reçu. Y’en a plein d’autres, voyez ces tableaux comparatifs : La christologie des Bibles basées sur le texte standard n’a rien à envier à celle des Bibles basées sur le texte reçu.

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À la minute 1:02:15, Hugues Pierre feint d’adresser le problème des variantes textuelles internes du TR. Malgré qu’il reconnaît que ces variantes existent, il esquive le fait que ces variantes intra-TR obligent les tenants du TR à effectuer de la critique textuelle (s’ils veulent départager les bonnes variantes des mauvaises variantes). Pierre préfère revenir à la charge avec son « objection de principe » au texte critique, à savoir que ce TC présupposerait que « le texte biblique a été perdu, corrompu, et détruit ».

Or cette pirouette rhétorique ne fonctionne pas, car les tenants du TC disent que le texte biblique fut corrompu puis fut rétabli UNIQUEMENT LÀ OÙ IL Y A DES VARIANTES (c’est-à-dire environ 5 à 10 % maximum du texte du N.T.). On revient donc aux variantes !

Dans la suite immédiate de l’entretien, Hugues Pierre expose sa distinction entre un « texte fermé » (le TR selon lui) et un « texte ouvert » (le TC selon lui). Le TC, puisqu’il serait toujours susceptible d’être amélioré dans le futur, serait coupable de « régression à l’infini », il serait modifiable sans aucun garde-fou et sans aucune limite.

C’est une fausse représentation. Loin de menacer la stabilité du texte, les découvertes archéologiques, muséologiques ou archivistiques de « nouveaux » manuscrits néotestamentaires sont toujours appréciées à la lumière de l’immense bagage de connaissances portant sur la masse des 6000+ manuscrits grecs déjà en notre possession. C’est pour ça que le texte standard Nestle-Aland a très peu changé depuis sa 1ère incorporation substantielle de l’apport des papyri dans l’UBS3 (1975) / NA26 (1979).

Nous sommes en bon droit de demander aux zélateurs du TR pourquoi c’était légitime de modifier le TR de 1516 (1ère éd. d’Érasme promue par le pape de Rome) jusqu’en 1881 (éd. de Scrivener promue par la Société biblique trinitaire), mais ça ne serait pas légitime de réformer le TC entre 1975 et 2026 (date prévue de parution du NA29) ? En vertu de quoi devrions-nous nous astreindre à cette braquette temporelle arbitraire imposée par les zélateurs du TR ?

En attendant qu’ils répondent à cela, il est instructif d’explorer les contradictions internes du TR, ce que je propose au lecteur de faire via cet article : Le “texte reçu” versus le “texte reçu” : Un survol des variantes internes au TR.

Début de l’Évangile selon Marc (folio 70 verso) dans le Codex Regius (L019), un manuscrit grec en écriture onciale datant de c. 750 et conservé à la Bibliothèque nationale de France

Folio 113 recto de L019 montrant la finale courte de l’Évangile selon Marc (au milieu de la colonne de droite) — Cet oncial en parchemin est le plus ancien manuscrit grec attestant cette variante textuelle

Le tableau suivant présente, sur une seule page au format légal, les différents textes des quatre façons dont l’Évangile selon Marc se termine dans les manuscrits répertoriés du Nouveau Testament, ainsi que l’indication des témoins textuels leurs correspondant (manuscrits ou groupes de manuscrits et références aux citations patristiques).

Ce tableau peut aussi être consulté sur Calaméo et est accessible en téléchargement direct ici.

Dans l’article ci-dessous, je vais d’abord fournir quelques explications sur ce tableau en tant que tel. Ensuite, je vais faire une appréciation comparative des quatre finales « concurrentes » de Marc 16. J’enchaînerai en évoquant quelques solutions potentielles ayant été proposées par les érudits. Enfin, j’argumenterai en faveur de la solution que je préconise. Je suggère fortement au lecteur de prendre le temps de consulter le tableau afin de se familiariser avec le texte des différentes finales avant de lire l’article.

Explications sur le tableau

Quelques observations sur le tableau lui-même :

  • Parmi les témoins textuels, pour identifier les manuscrits, j’utilise bien entendu les sigles ou numéros conventionnels reconnus dans le domaine de la critique textuelle. Pour les manuscrits moins bien connus n’entrant pas dans cette numérotation standardisée, j’utilise les abréviations qui leur sont attribuées par leur lieu de conservation (musée / bibliothèque / centre d’archives) ou encore leur appellation non-technique (telle que vieille-syriaque sinaïtique).
  • Concernant la finale très courte (fin de Marc 16 au v. 8 inclusivement) : Les seules traductions protestantes françaises ayant eu l’audace de s’en tenir à cette variante sont Albert Rilliet 1858 et Edmond Stapfer 1889, d’où l’inclusion de ces vieilles versions méconnues dans ce tableau. Au niveau des témoins textuels patristiques, précisions qu’Eusèbe de Césarée et Jérôme de Stridon ne pensaient pas que cette finale très courte était « la bonne » (Eusèbe estimait que la très courte et la longue étaient également valables et Jérôme favorisait la longue). Néanmoins, ils attestent tous deux que dans la 1ère moitié du IVème siècle puis encore dans la 2nde moitié de ce IVème siècle (respectivement), la plupart des manuscrits grecs de l’Évangile selon Marc n’avaient pas la finale longue — ce qui est très significatif !
  • Concernant la finale courte : Aucune Bible française ou anglaise ne l’a retenue comme finale unique ou principale de Marc. Cependant, un nombre croissant de traductions dans ces deux langues l’incluent soit dans le corps du texte mais avant ou après la finale longue (NBS, NTI, LSB), soit en texte marginal (Semeurᵐᵍ, Segond 21ᵐᵍ, TOBᵐᵍ, ESVᵐᵍ, NETᵐᵍ, CSBᵐᵍ, etc.).
  • Concernant la finale longue : J’ai privilégié une traduction basée sur le soi-disant texte reçu car aujourd’hui les principaux défenseurs de cette variante sont les partisans du dit texte reçu. J’ai pris le texte de la Bible de Lausanne révisée (BLR 2022) parce que dans ce passage, elle suit le texte grec plus près que les diverses Ostervald en circulation.
  • Concernant la finale très longue, le blogueur évangélique James Snapp prétends (ici et ici) qu’il ne s’agit pas d’une variante distincte, mais d’une sous-variante de la finale longue (puisqu’elle s’y insère entre les v. 14 et 15). Or si ce raisonnement devait prévaloir, il ne faudrait pas non plus catégoriser la finale courte et la finale longue comme des variantes autonomes, mais plutôt comme des sous-variantes de la finale très courte (puisqu’elles s’insèrent après le v. 8). Ce faisant, nous n’aurions ici qu’une seule pseudo-variante se déclinant en plusieurs sous-variantes, ce qui serait absurde. Il est donc plus adéquat de considérer la finale très longue comme étant une variante en elle-même.

Appréciation comparative des quatre finales

Entrons maintenant dans le vif du sujet : Quelques observations historiques et théologiques sur les finales de Marc :

  • D’emblée, reconnaissons que les trois premières variantes (la finale très courte, la finale courte et la finale longue) existaient toutes dès le IIème siècle ! Force est de constater que sur le plan de l’ancienneté prouvable, ces trois finales obtiennent toutes un pointage ex æquo.
  • La 4ème variante, c’est-à-dire la finale très longue, est comparativement très tardive en plus d’être théologiquement loufoque (on peut aisément y déceler la mentalité gnostique). Par conséquent, nous devons l’écarter ; la confrontation doit donc avoir lieu entre les trois autres finales.
  • La finale très courte est problématique parce qu’en terminant le récit avec « elles ne dirent rien à personne » (Mc 16:8), cette finale contredit de manière frontale les autres trois autres comptes rendus évangéliques (qui eux sont tous très bien attestés par les témoins textuels) : « Elles coururent porter la nouvelle aux disciples » (Mt 28:8, S21) ; « Elles annoncèrent tout cela aux onze et à tous les autres. 10 Celles qui racontèrent cela aux apôtres … » (Luc 24:9-10, S21) ; « Elles sont venues dire que des anges leur sont apparus et ont annoncé qu’il est vivant. 24 … ils ont trouvé les choses comme les femmes l’avaient dit … » (Luc 24:23-24, S21) ; « Elle courut trouver Simon Pierre et l’autre disciple que Jésus aimait et leur dit : … » (Jn 20:2, S21) ; « Marie de Magdala alla annoncer aux disciples qu’elle avait vu le Seigneur … » (Jn 20:18, S21).
  • D’ailleurs, cette contradiction criante entre la finale très courte de Mc 16:8 et les trois autres Évangiles n’a pas échappé au copiste du manuscrit vieux-latin Codex Bobbiensis (VL 1 / itᴷ, c. l’an 400) – ou au copiste du manuscrit antérieur (un papyrus datant de c. 230) – qu’il copia, car un copiste dans la chaîne de transmission de cet évangéliaire supprima cette dernière clause de Mc 16:8 (« elles ne dirent rien à personne car elles étaient effrayées ») avant d’enchaîner directement avec la finale courte (« elles annoncèrent brièvement à l’entourage de Pierre tout ce qui leur avait été ordonné … »).
  • La finale courte est aussi problématique. Sur le plan de la théologie et de la narration, elle est impeccable (c’est pourquoi c’est ma préférée), mais le fait qu’il n’existe pas un seul manuscrit grec qui porte *exclusivement* cette finale et que pas un seul Père de l’Église ne la cite doit nous dissuader de la considérer comme étant le texte original, authentique et inspiré.
  • La finale longue est encore plus problématique que la précédente à cause de son contenu saugrenu. Comme l’explique Anthony Etheve sur QQLV : « Certains contenus des versets 9-20 sont uniques et/ou posent problème dans l’esprit des analystes. Les versets 17-18 disent : ‹ Ils saisiront des serpents… ils boiront un poison mortel… ›. Ce passage a été utilisé pour justifier certaines pratiques extrêmes dans certaines Églises [pentecôtistes ou charismatiques] (manipulation de serpents, etc.). Ces signes ne sont pas mentionnés ailleurs dans les Évangiles comme promesses générales faites à tous les croyants ».

Quelques solutions proposées

  • Dans une note d’étude de la Bible anglaise NET, Daniel Wallace plaide en faveur de la finale très courte en arguant que cette fin abrupte et « ouverte » serait un mécanisme littéraire visant à interpeller le lecteur pour le pousser à entrer dans le récit et à accepter l’Évangile (New English Translation – Full Notes Edition, Biblical Studies Press, 2019, p. 1894). En toute franchise, et malgré le respect que j’ai pour Wallace (qui est loin d’être le seul à prôner cette approche), cette tentative de solution est fantaisiste et absurde ; elle ne résout pas la contradiction flagrante avec les trois autres Évangiles.
  • D’autres tenants de la finale très courte font valoir que cette fin de récit abrupte ne serait pas inusitée chez l’évangéliste Marc, mais qu’il s’agirait au contraire d’un élément « normal » et « habituel » de son style. Ils font remarquer que Marc terminerait aussi des unités textuelles de manière abrupte en Mc 5:20 ; 6:6 ; 12:12 ; 12:17 ; 14:72. Cependant, même si cet argument linguistique devait être admis, il ne résoudrait pas le problème persistant de la contradiction stricte avec les trois autres Évangiles.
  • En prenant en considération : {1} Qu’aucune des quatre finales ayant survécu à l’épreuve du temps ne doit être considérée comme authentique ; {2} Que la doctrine de la préservation providentielle des Écritures Saintes enseigne que toute révélation divine à laquelle Dieu confère un statut scriptural demeurera préservée par Dieu ; Je pense que la position la plus solide – sur les plans historique et théologique – est d’affirmer que : {3} Dieu décréta souverainement que la finale originale de Marc 16 ne serait pas préservée en tant qu’Écriture Sainte dans le texte biblique canonique ; {4} Le contenu de la finale originale de Marc fut néanmoins préservé en substance via sa réutilisation (divinement inspirée) par l’évangéliste Matthieu pour la composition de son Évangile (voir Mt 28:9-20).

Articuler perte et préservation

La proposition que la finale authentique de Marc fut perdue très tôt dans la transmission de cet écrit mais que le contenu de cette finale originale ait néanmoins été préservé via son utilisation (avant disparition) par Matthieu dans son Évangile peut paraître surprenante pour les croyants ayant une compréhension magico-mystique de la préservation biblique. Toutefois, la doctrine de la préservation providentielle du Texte Sacré ne s’applique qu’à ce qui est effectivement préservé !

Donc la non-préservation d’une portion de texte – fut-elle rédigée par un proche collaborateur des apôtres (Marc) – n’étant pas prédestinée à être préservée n’est pas une entorse à cette importante doctrine. Après tout, Jésus-Christ, la Parole de Dieu incarnée, a fait & enseigné plein de choses qui n’ont pas été préservées dans les Saintes Écritures (Jean 20:30 ; 21:25), de même que le prophète Jean-Baptiste (Luc 3:18) et que l’apôtre Pierre (Actes 2:40) — pourtant tous deux inspirés par le Saint-Esprit. Ne soyons donc pas scandalisés là où il n’y a pas matière à scandale.

Pour étayer cette thèse de la perte de la conclusion originale de Marc 16 combinée à sa préservation dans Matthieu 28, voici – dans les deux prochaines sections – une sélection d’extraits d’études académiques qui dressent un portrait vraisemblable des circonstances historiques entourant cette disparition puis qui expliquent pourquoi la substance de l’original perdu fut très probablement préservé en Matthieu 28. Les extraits venant de sources anglaises ont été traduits par mes soins.

Comment cette perte est-elle survenue ?

Dixit l’érudit anglican Burnett Hillman Streeter (doyen d’exégèse des Saintes Écritures à l’Université d’Oxford en 1932 & 1933 puis Prévôt du Queen’s College de cette même institution de 1933 à 1937) :
« Il n’est pas difficile de supposer que la copie originale de l’Évangile de Marc, qui fut écrit pour l’Église de Rome vers l’an 65 [ou plutôt avant l’an 62], perdit presque immédiatement sa conclusion. Les deux extrémités d’un rouleau sont toujours les plus exposées aux dommages ; le début encourt le plus grand risque, mais, dans un livre roulé par les deux extrémités, la conclusion n’est pas à l’abri. Dans le cas de Marc, il est inutile de spéculer sur la manière dont le dommage se produisit. À Rome, à l’époque de Néron, les chrétiens et leurs biens étaient victimes de divers ‹ accidents ›. L’auteur de l’Épître aux Hébreux, s’adressant à l’Église romaine, fait allusion à sa patiente endurance face à la ‹ spoliation de leurs biens › [Hé 10:34]. Il est tout à fait crédible que la petite bibliothèque de l’Église, conservée dans la maison d’un adhérent important, ait souffert d’un ‹ pogrom ›. » (The Four Gospels : A Study of Origins, MacMillan & Co., 1953, p. 338.)

Dixit l’érudit protestant Philip Wesley Comfort (professeur de grec et de N.T. dans plusieurs institutions d’enseignement supérieur en Illinois et en Caroline du Sud dans les décennies 1980 à 2010 ; éditeur en chef des ouvrages de références bibliques chez Tyndale House Publishers de 1984 à 2017 ; membre de l’équipe du International Greek New Testament Project (IGNTP) de ≈1990 à ≈2000 ; co-traducteur du N.T. de la New Living Translation (NLT) paru en 1996) :
« Dans l’Évangile de Marc, un paradigme est établi selon lequel chacune des prophéties de Jésus s’accomplit véritablement sous forme narrative. […] Ainsi, puisque Jésus avait annoncé qu’il verrait ses disciples en Galilée (14:28), la narration aurait dû dépeindre une apparition concrète de Christ ressuscité à ses disciples en Galilée.

Mais puisqu’il n’y a pas de tel compte rendu (même dans les additions [c-à-d les finales courte, longue et très longue]), plusieurs lecteurs pensent qu’une finale plus étendue fut perdue dans la transmission primitive de l’Évangile de Marc — probablement parce qu’elle était écrite sur la dernière page d’un codex en papyrus et fut arraché du reste du manuscrit. (Bien que Marc ait originalement été écrit sur un rouleau, lequel aurait préservé la dernière section roulé à l’intérieur, des copies de Marc en forme de codex auraient été utilisées dès la fin du Ier siècle ; voir Comfort, Encountering the Manuscripts, p. 27-40). Dans les deux scénarios, Marc 16 aurait été la dernière feuille. […] Ainsi imaginée, cette finale de Marc doit avoir été perdue très tôt après la composition de cet Évangile. […]

Après cela [c-à-d après 16:8], la narration de Marc aurait continué de relater, en toute vraisemblance, que Jésus apparut aux femmes (comme dans Matthieu et Jean), et que ces femmes – n’ayant plus peur – allèrent alors dire aux disciples ce qu’elles avaient vu. Cela aurait probablement été suivi par Jésus apparaissant à ses disciples à Jérusalem et en Galilée. C’est ça le modèle basique qui se trouve dans les autres Évangiles. Et puisque Marc fut probablement utilisé par les autres écrivains-évangélistes, la raison dicte que leur modèle narratif reflète l’œuvre originale de Marc. » (Commentary on Textual Additions to the New Testament, Kregel Academic, 2017, p. 57-58.)

De deux choses l’une : Soit l’original ou l’archétype de l’Évangile selon Marc fut écrit sur un rouleau de papyrus roulé par les deux bouts et le bout contenant Marc 16 fut endommagé (comme le suggère Streeter), soit l’original fut transcrit sur l’archétype en format de codex et la dernière page de ce codex contenant Marc 16 fut déchirée (comme l’envisage Comfort).

Ce qui est certain, c’est que cette perte accidentelle de la finale originale a dû survenir après que l’Évangile selon Marc ait été suffisamment distribué pour être utilisé par les évangélistes Matthieu et Luc (et peut-être aussi Jean), mais avant que cet Évangile soit suffisamment diffusé dans l’Église universelle pour que sa finale originale puisse survivre directement dans celui-ci.

L’Évangile selon Marc ayant été composé à Rome vers 60-61, l’Évangile selon Matthieu à Antioche vers 64-69, l’Évangile selon Luc à Rome vers 63, et l’Évangile selon Jean à Éphèse vers 65, la réunion de ces conditions ne fut sûrement pas très difficile, surtout si l’on considère que l’évangéliste Luc était natif d’Antioche et qu’Éphèse est à mi-chemin entre Antioche et Rome.

(Pour la datation et la géolocalisation ci-dessus, voir Collectif, Bible d’étude de la foi réformée, Éditions La Rochelle, 2024, p. 1810, 1874, 1922 et 2058 ; Daniel Wallace, “The Gospel of John”, Bible.org, 28 juillet 2004 ; Id., “John 5:2 and the Date of the Fourth Gospel”, Biblica, 71:2, 1990, p. 177-205.)

Certains chrétiens modernes pourraient être étonnés que l’Église primitive n’ait pas – dès la rédaction de l’Évangile selon Marc – immédiatement organisé un système de copiage ± industriel assurant la production massive standardisée de copies de cet écrit inspiré de manière à rendre impossible toute disparition d’un quelconque morceau de celui-ci. Une telle attente serait hélas naïve et anachronique. Outre le fait que la majorité des premiers chrétiens aurait été, à l’instar de leurs contemporains païens, illettrés, il faut savoir que la production livresque était extrêmement dispendieuse dans l’Antiquité gréco-romaine. Ainsi, on évalue que la production d’une seule copie manuscrite de 1 Corinthiens aurait coûté l’équivalent moderne de 2100 $ américains (ou 2875 $ canadiens ≃ 1850 €). Marc étant à peu près le double de la grosseur de 1 Corinthiens (11 300 mots grecs vs 6800 mots grecs), un seul manuscrit de Marc aurait coûté environ 5750 $ canadiens (ou 3700 €) ! Il existait donc des limitations économiques sérieuses à la copie systématique des écrits émanant des cercles apostoliques. Plus tôt on se situe dans le temps, plus modestes auraient été les ressources financières des communautés chrétiennes naissantes.

Marc 16 fut préservé par Matthieu 28 !

Dixit l’érudit baptiste Henri Blocher (doyen de la FLTÉ de Vaux-sur-Seine de 1986 à 1996 et professeur de théologie systématique à l’Institut Biblique de Nogent-sur-Marne de 1961 à 2016) :
« Comme le v. 8 finit très abruptement dans l’original […], plusieurs savants supposent qu’il y avait une suite qui s’est perdue, par détérioration du manuscrit qui contenait le texte original complet. […] Si cette hypothèse est exacte, il faut lire le texte de Marc comme interrompu accidentellement au v. 8. Il racontait peut-être comment les femmes n’ayant rien dit en chemin ont averti les disciples, etc. » (“L’accord des Évangiles et la résurrection (1)”, Évangile 21, 6 septembre 2021.)

Dixit l’érudit épiscopalien Peter Rodgers (professeur de N.T. au Fuller Theological Seminary à Sacramento en Californie) :
« Parmi les théories concernant la fin de l’Évangile de Marc, l’une d’entre elles propose qu’une dernière page ait été perdue au début de sa transmission. Cet article présente des preuves à l’appui de cette théorie. Matthieu semble suivre Marc de près jusqu’en 16:8, où notre Marc authentique s’arrête brusquement. On peut s’attendre à ce qu’il le fasse [c-à-d qu’il continue de suivre Marc] s’il a accès à la fin plus longue de Marc [c-à-d la portion authentique aujourd’hui perdue]. [P]lusieurs particularités du style de Marc […] apparaissent dans Matthieu 28:9-20. Celles-ci indiquent que Matthieu a suivi Marc lorsqu’il a remodelé l’Évangile à sa manière, mais que des traces distinctives de Marc ont survécu. » (“Mark’s Longer Ending”, Filología Neotestamentaria, 34:54, 2021, p. 99.)

Dixit l’érudit baptiste Edgar Goodspeed (professeur de grec à l’Université de Chicago de 1898 à 1937 où il fut aussi Président du Département d’études néotestamentaires et de littérature chrétienne antique dès 1923 ; co-traducteur du N.T. de la Revised Standard Version (RSV) paru en 1946) :
« Un bref récit, au minimum, de l’apparition de Jésus ressuscité à ses disciples en Galilée, tel qu’il a été expressément promis (16:7), est nécessaire à toute forme de complétude [de l’Évangile selon Marc], et il semble à tout point de vue naturel de supposer que le texte de Marc comprenait à l’origine une telle terminaison. […]

Matthieu […] a absorbé substantiellement tout ce que Marc comportait — avant 16:8, bien sûr. On peut raisonnablement s’attendre à ce que ce que Marc avait à l’origine après 16:8 apparaisse dans Matthieu, non pas entièrement dépourvu des enrichissements caractéristiques du premier Évangile, mais en aucun cas transformé au point d’être méconnaissable. […]

Dans la partie de Matthieu subséquente à son parallèle avec Marc 16:8, nous devons donc d’abord, et avec un grand espoir, chercher des traces de la conclusion originale de Marc. […] Cette partie de Matthieu est courte et simple. Marc 16:1-8 est parallèle à Matthieu 28:1-8, et ce qui reste dans Matthieu (28:9-20) ne présente que trois éléments. Le premier est l’apparition aux femmes (28:9-10) ; le deuxième [est] le soudoiement de la garde (28:11-15) ; le troisième [est] l’apparition de Jésus aux disciples en Galilée (28:16-20). Lequel de ces passages, s’il en est, peut avoir figuré dans la conclusion originale de Marc ?

Le premier [élément] d’entre eux se combine à Marc 16:8 d’une manière qui ne laisse rien à désirer : ‹ Elles sortirent du tombeau et s’enfuirent tremblantes et stupéfaites. Et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur. › [Marc 16:8, NBS] ‹ Mais Jésus vint au-devant d’elles et leur dit : “Bonjour !” Elles s’approchèrent et lui saisirent les pieds en se prosternant devant lui. 10 Alors Jésus leur dit : “N’ayez pas peur ; allez dire à mes frères de se rendre en Galilée : c’est là qu’ils me verront.” › [Matthieu 16:9-10, NBS]

Un tel récit a dû suivre le ‹ car elles avaient peur › de Marc 16:8 ; le ‹ n’ayez pas peur › de Matt. 28:9 correspond assez bien au ‹ avec crainte › de Matt. 28:8, mais [correspond] encore mieux avec le ‹ car elles avaient peur › de Marc 16:8. […] Matthieu ne peut avoir eu aucune [autre] source dans laquelle ses neuvième et dixième versets se trouvaient dans un cadre plus naturel – voire inévitable – que celui fourni par Marc. Ils sont précisément une continuation telle que la fin actuelle de Marc [aux v. 7-8] l’exige explicitement.

Le deuxième élément [v. 11-15] de cette dernière partie de Matthieu – le soudoiement de la garde – est d’une nature très différente. Non seulement il ne s’articule pas étroitement et naturellement avec le récit de Marc, mais il défie même tout effort en ce sens. Il s’agit simplement de la suite d’un incident déjà relaté par Matthieu, la mise en place de la garde (27:62-66). La familiarité avec [le début de] cet incident est nécessaire à la compréhension de [la suite de] celui-ci, et Marc, n’ayant pas le premier, n’avait sans doute pas non plus connu le second. […] Le second ne peut pas avoir été présent dans Marc sans le premier, et le premier est absent.

Le troisième et dernier élément de la conclusion de Matthieu est le récit de l’apparition de Jésus en Galilée (28:16-20). L’évangéliste l’a-t-il tiré de Marc ? Il est clair que le v. 16, le départ des onze vers la Galilée, suit facilement et naturellement le v. 10, où l’ordre de ce faire leur est donné : ‹ Allez dire à mes frères de se rendre en Galilée : c’est là qu’ils me verront. › [Mt 28:10, NBS] ‹ Les onze disciples allèrent en Galilée, sur la montagne que Jésus avait désignée. › [Mt 28:16, NBS] Si ces paroles de Jésus aux femmes figuraient jadis dans Marc, cette apparition en Galilée y figurait probablement aussi. [Cette] apparition galiléenne s’authentifie comme un matériau d’origine marcaine. C’est précisément cette apparition galiléenne qui avait été prédite par le jeune homme au tombeau (Marc 16:7).

La narration de Marc, lorsqu’elle s’interrompt à 16:8, ne demande évidemment que deux choses pour être complétée : le réconfort des femmes [+ le témoignage des femmes réconfortées aux autres disciples] et la réapparition de Jésus en Galilée. Matthieu rapporte ces deux éléments, et la conclusion semble inévitable qu’il les a tirés de sa principale source narrative, l’Évangile de Marc. Parmi les trois éléments présents dans Matthieu après 28:1-8, le premier et le troisième témoignent donc d’une origine marcaine et se présentent de manière extraordinaire comme des éléments intégraux et originaux du second Évangile.

Récapitulons les étapes de cette argumentation : (1) Depuis plus de 1600 [1900] ans, l’Évangile de Marc est dépourvu de sa conclusion originale, qui s’interrompt brusquement en 16:8. (2) Il est probable, et même presque certain, que lorsqu’il a premièrement été utilisé comme source par les autres synoptiques, ou du moins par l’un d’entre eux, il possédait encore sa conclusion. (3) En ce qui concerne la semaine de la Passion et les apparitions de la Résurrection, Matthieu montre une disposition évidente à reprendre tout ce que contient Marc, et cette tendance, qui l’a contrôlé [c-à-d caractérisé] si longuement, peut difficilement l’avoir abandonné à sept ou huit versets de la fin. (4) On peut donc légitimement s’attendre à ce que ce qui se trouvait dans la conclusion originale de Marc apparaisse dans la partie de Matthieu postérieure à 28:1-8 (le parallèle de Matthieu à Marc 16:1-8). (5) Ainsi considérée, la conclusion de Matthieu fournit deux éléments qui s’accordent si parfaitement avec le contexte de Marc, qui en atténuent si naturellement la brusquerie et qui en complètent si brièvement et si adéquatement la narration, qu’ils semblent davantage appropriés et originaux lorsqu’ils sont rattachés à Marc que dans leur position actuelle dans Matthieu [28:9-10 et 28:16-20] [cette dernière affirmation est une hyperbole, bien entendu]. » (Edgar Goodspeed, “The Original Conclusion of the Gospel of Mark”, American Journal of Theology, 9:3, 1905, p. 484-490.)

Dans cet ordre d’idées, la finale courte résulte plausiblement d’un essai de reconstitution du contenu disparu de la finale originale, fait par un chrétien privilégié mais non-inspiré – et n’ayant pas l’érudition synoptique d’Edgar Goodspeed ! – ayant connu cette finale authentique avant sa disparition mais n’en gardant qu’une mémoire approximative. C’est l’hypothèse que postule Robert Oliver Kevin dans “The Lost Ending of the Gospel According to Mark : A Criticism and a Reconstruction”, Journal of Biblical Literature, 45:2, 1926, p. 101-102. Cette finale courte a donc la valeur d’un commentaire biblique patristique *très* ancien (de source quasi-apostolique) sous forme de condensé historique.

Partie 4 sur 4 : La colonne de nuée, le tétragramme lumineux et l’Ange de l’Éternel

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Dans le premier article de la présente série, nous avons vus qu’il existe deux positions réformées sur la légitimité des images de Dieu (l’iconoclasme radical et l’iconoclasme modéré), nous avons démontrés qu’il ne peut pas y avoir d’idolâtrie sans idoles et pas d’idoles sans adoration indue, nous nous sommes penchés sur le concept crucial de théophanie (une manifestation visible & audible de Dieu aux humains), puis nous avons fait le point sur la question de l’(in)visibilité de Dieu selon la Écritures Saintes.

Dans le deuxième article de cette série, nous avons fait une synthèse rapide des approches divergentes relativement aux images de Dieu ayant existé à travers l’histoire de l’Église et nous avons étudiés en profondeur l’historique de l’utilisation du buisson ardent comme image de Dieu dans le protestantisme réformé (surtout français et écossais) du XVIème siècle jusqu’à nos jours.

Dans le troisième article de cette série, nous avons constatés que plusieurs Bibles protestantes réformées de l’époque de la Réformation contiennent un riche foisonnement d’images de Dieu illustrant des passages bibliques prophétiques / eschatologiques (particulièrement le Livre d’Ézéchiel dans l’A.T. et le Livre de l’Apocalypse dans le N.T.).

Dans ce quatrième et dernier article de la série, nous verrons plusieurs exemples supplémentaires de représentations imagées de diverses théophanies utilisées dans l’histoire protestante réformée ancienne (aux XVIème et XVIIème siècles).

Théophanie d’Exode 14:10-31 (colonne de nuée/feu surplombant la mer Rouge) sur la page-titre de la Geneva Bible anglaise de 1560 (photo prise par moi-même au Plimoth-Patuxet Museum à “New” Plymouth au Massachusetts en 2024) — la même gravure y est reproduite à l’identique entre le texte sacré d’Exode 14:10 et 14:11 :

Ce n’est pas toujours facile de déterminer quelle personne de la Trinité se manifeste dans une théophanie. Ainsi, cette théophanie de la colonne de nuée ou de feu ↑ serait peut-être une apparition de la Seconde personne de la Trinité, comme semble le suggérer indirectement 1 Corinthiens 10:1-4 (cf. Exode 17:4-7). Toutefois, certains arguments indiquent que cette théophanie est plutôt une manifestation de la Troisième personne de la Trinité : « On doit d’ailleurs considérer que la nuée qui a conduit le peuple au désert représentait l’Esprit (elle est mentionnée juste avant l’Esprit dans la prière de Né 9, au v. 19). Il est aussi possible que, dans le récit de l’exode, il y ait un jeu sur les deux sens du mot rûaḥ, ‹ vent › et ‹ esprit ›, lorsqu’il est écrit que le Seigneur refoula la mer toute la nuit par un vent d’est puissant et qu’il la mit à sec (Ex 14:21). En effet, David dit ailleurs que ‹ le souffle exhalé du nez › du Seigneur a fait apparaître le lit de la mer (2 Sam 22:16 = Ps 18:16). On peut donc considérer que le vent qui a refoulé les eaux de la mer des Roseaux [du golfe d’Aqaba, un bras de la mer Rouge] était une manifestation de l’action de l’Esprit du Seigneur. » | « [L]a nuée théophanique représente l’Esprit selon Né 9:19-20 ; És 63:14 [cf. v. 10-13]. » (Sylvain Romerowski, L’œuvre du Saint-Esprit dans l’histoire du salut, Éditions de l’Institut Biblique de Nogent-sur-Marne, 2005, p. 29-30 et 314.) Il est possible que ces deux identifications ne soient pas mutuellement exclusives.

Image de Dieu (tétragramme émettant des rayons lumineux — une représentation artistique classique de l’Éternel dans le christianisme) dans la Bible de Genève de 1565 sous le texte de Nombres 22 & 23 (l’image de Dieu est identifiée par la flèche rouge et illustre les théophanies du mont Sinaï narrées en Exode 24:15-18 puis 34:5-28) :

Selon Actes 7:38, les théophanies d’Exode 24 puis 34 au sommet du mont Sinaï furent des manifestations de l’Ange de l’Éternel — pas au sens d’un ange ayant des ailes et des vêtements blancs, mais au sens du Verbe pré-incarné (Dieu le Fils) agissant comme ambassadeur de Dieu le Père. (Jean Calvin, Commentaire sur les cinq livres de Moïse, section Harmonie de la Loi, p. 165-166.)

Zoom sur l’extrait pertinent :

Image de Dieu (tétragramme émettant des rayons lumineux) au début du texte de l’Ancien Testament dans la Bible de Genève de 1588, qui fut « la » Bible des réformés français pendant plus d’un siècle jusqu’aux parutions des Bibles Martin en 1707 et Ostervald en 1724 :

Probable théophanie sur la page-titre d’une édition compacte de la Bible de Genève de 1588 (qui est cet Ange de l’Éternel ayant vaincu la mort et brandissant la Parole divine, si ce n’est le Verbe victorieux & ressuscité ?) :

Image de Dieu (tétragramme émettant des rayons lumineux) sur la page-titre de la Bible de Cipriano de Valera (1602), qui est la 2ème plus ancienne Bible protestante espagnole et la plus ancienne Bible spécifiquement réformée espagnole :

Image de la Trinité (triangle avec tétragramme émettant des rayons lumineux) sur la page-titre de la Bible réformée néerlandaise dite Statenvertaling (1637) :

Image de Dieu (tétragramme émettant des rayons lumineux) au début du texte de l’Ancien Testament dans la Statenvertaling réformée :

Il importe de comprendre ces images de Dieu tel que les réformés des XVIème et XVIIèmes siècles les comprenaient : La lumière est un attribut du Dieu trinitaire, pas juste une ornementation décorative accompagnant ses apparitions spectaculaires. La Bible dit que « Dieu est lumière » (1 Jean 1:5) et que le Verbe/Parole est lumière (Jean 1:4-13). Comme l’indique le Dictionnaire en théologie de l’imprimeur réformé Jean Crespin publié à Genève en 1560, « Jésus-Christ est la vraie lumière […] Tout ce qui est clair ou lumineux tant au ciel qu’en la terre emprunte sa clarté d’ailleurs ; mais Christ est la lumière reluisante de par soi-même : davantage il illumine et baille [c-à-d donne] clarté au monde par sa lueur, de telle façon que l’origine et cause de sa splendeur ne lui vient point d’ailleurs. » (p. 271-272, orthographe modernisée.)

Une petite étude lexicale nous renseigne qu’en certains contextes, la luminosité est une expression de l’être de l’Éternel. En effet, dans l’A.T., le mot hébreu ’ôr (אוֹר), traduit par lumière en français, « est souvent mentionné en lien avec la personne de Dieu. Il est question de la ‹ lumière de [sa] face › dans Ps 4:6 ; 44:3 ; 89:15. Dieu lui-même est décrit comme étant ‹ lumière ›, la source ultime de direction (Ps 4:6 ; 43:4 ; 119:105 ; És 2:5 ; Mi 2:8). […] La ‹ lumière › de la personne de Dieu est également associée au jour de l’Éternel dans Am 5:20. » (Stephen Renn et Gilles Despins, Dictionnaire des mots bibliques, Publications chrétiennes, 2023, p. 556.)

Semblablement, dans le N.T., le mot grec phōs (φῶς), traduit par lumière en français, « se réfère à la lumière qui vient d’une source naturelle, de même qu’à une lumière surnaturelle qui vient du ciel. phōs est aussi utilisé au figuré pour décrire la personne de Dieu ou une vérité morale et spirituelle. […] phōs se réfère également à la lumière surnaturelle de la transfiguration de Christ (Mt 17:2), de son apparition à Paul lors de sa conversion (Ac 9:3 ; 22:6 ss), d’un ange (Ac 12:7) et de la ville céleste (Ap 21:24 ; 22:5). Au sens figuré, phōs décrit aussi la personne et les œuvres de Dieu. […] La lumière divine, dont Christ est la manifestation suprême, est la source de la vie éternelle (voir Jn 1:4 ss ; 3:19 ss ; 11:10 ; 12:35 ss ; 2 Cor 4:6 ; 1 Pi 2:9 ; 1 Jn 2:8 ss). » (Renn et Despins, Dictionnaire des mots bibliques, p. 557.)

« La notion de ‹ lumière ›, dans les Écritures, comporte un sens théologique très important relativement à la personne de Dieu et de Christ. […] Pour ce qui est de la ‹ lumière › dans les théophanies de l’Ancien Testament, elle évoque surtout la personne de Yahvé et met l’accent sur sa parfaite sainteté. Dieu est présenté comme étant la lumière qui dirige son peuple dans quelques contextes différents (par exemple, la colonne de nuée lumineuse dans le désert). […] Le Nouveau Testament maintient ce lien entre la ‹ lumière › et la personne de Dieu, mais surtout avec la personne et l’œuvre de Christ. D’une manière particulière, Jésus-Christ déclare qu’il est la ‹ lumière du monde › [Jn 8:12 ; 9:5]. » (Renn et Despins, Dictionnaire des mots bibliques, p. 557-558.)

Dans cet ordre d’idées, précisons ceci sur l’adéquation entre la gloire de Dieu et les rayons de lumière émanant de certaines théophanies de l’Éternel tel que la colonne de nuée ou colonne de feu (Exode 16:10) : « La ‹ gloire › ici est certainement la théophanie lumineuse dans la nuée. […] Par conséquent, dans de nombreux passages, la ‹ gloire › est simplement la lumière créée qui émerge de la théophanie. Ces passages pourraient laisser entendre que la gloire [c-à-d la lumière] est quelque chose qui accompagne Dieu, plutôt qu’un attribut divin en tant que tel. Toutefois, dans la nuée de gloire, Dieu est avec son peuple, immanent et allianciellement présent. » (John Frame, Systematic Theology : An Introduction to Christian Belief, Presbyterian & Reformed Publishing, 2013, p. 396-397.)

La gloire-lumière théophanique rayonnant de l’Éternel est donc un attribut de sa divinité, et l’imager en connexion avec son Nom divin, c’est imager Dieu.

Probable théophanie (l’Ange de l’Éternel = Jésus-Christ) au début du texte de 1 Chroniques dans la Statenvertaling réformée :

Cette gravure ↑ renvoie à Genèse 22:1-19 où l’Ange de l’Éternel intervient pour sauver la vie d’Isaac juste avant qu’il ne soit sacrifié par Abraham (v. 11 puis 15). « Une interprétation chrétienne traditionnelle voit dans l’ange de l’Éternel une manifestation de la Deuxième personne de la Trinité » (Bible d’étude version Semeur, p. 38). L’expression « Ange de l’Éternel » décrit parfois le Christ pré-incarné et parfois un ange-créature (Reformation Study Bible ESV, p. 38 ; Bible d’étude New English Translation, p. 36 et 48), mais elle désigne bel et bien Dieu/Jésus en Genèse 22:1-19 (Nelson Study Bible NKJV, p. 45 ; MacArthur Study Bible LSB, p. 29 et 72) ainsi qu’en Genèse 31:11-13, Exode 3:2-15, Juges 6:11-24, etc. Considérant la fréquence élevée avec laquelle Jean Calvin identifiait l’Ange de l’Éternel avec le Verbe pré-incarné, il est très plausible que les éditeurs réformés néerlandais de la Statenvertaling voyaient ici une manifestation théophanique du Fils de Dieu.

Étant maintenant arrivés au terme de cette série, nous pouvons conclure qu’il y a été irréfutablement démontré que l’héritage historique de la foi réformée admet la légitimité des images de Dieu, que l’iconoclasme modéré est la position la plus représentative de cet héritage, et que l’iconoclasme radical non-biblique fait plutôt fausse note.

Partie 3 sur 4 : Théophanies des textes bibliques prophétiques

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Il existe une multitude d’exemples d’utilisations d’images de Dieu datant des XVIème et XVIIème siècles démontrant que la tradition théologique réformée admet la légitimité de certaines images de Dieu (moyennant le respect de certaines conditions — dont l’une qui s’articule à la notion de théophanie). Dans l’article précédent de cette série, nous avons vu le cas du buisson ardent, qui fut utilisé sur les sceaux des Églises réformées de France et d’Écosse (notamment).

Dans le présent article, nous verrons plusieurs exemples additionnels de représentations imagées de diverses théophanies (c’est-à-dire de manifestations visibles et audibles de Dieu) utilisées dans l’histoire protestante réformée ancienne. Plus spécifiquement, nous nous concentrerons sur les images de Dieu illustrant des textes bibliques prophétiques où de telles théophanies sont révélées. J’accompagne les images d’explications théologiques lorsqu’il n’est pas 100 % évident, à la simple vue de ces images ou à la simple lecture des textes scripturaux auxquels elles se rapportent, qu’il s’agit effectivement d’images de Dieu.

Théophanie d’Ézéchiel 1:1 à 3:15 (cf. surtout 1:25-28) et 10:1-22 (cf. surtout 10:20) dans les pages liminaires de la Biblia del Oso (1569) traduite par Casiodoro de Reina, qui est la toute 1ère Bible protestante espagnole :

Autre théophanie d’Ézéchiel (coin supérieur droit) présidant au siège de la Cité-État de Tyr par l’Empire néo-babylonien de Nebucadnetsar II en 585-572 av. J.-C. puis à sa destruction totale par l’Empire macédonien d’Alexandre III en 332 av. J.-C. (prophétisé en Ésaïe 23, Ézéchiel 26 à 28 et Amos 1:9-10), toujours dans les pages liminaires de la Biblia del Oso :

Théophanie d’Apocalypse 1:12-18 dans la Bible de Zürich (1531) traduite par les réformateurs Ulrich Zwingli et Leo Judä, qui est non seulement la toute 1ère Bible réformée allemande, mais même la 1ère Bible protestante allemande *complète* (la Bible de Luther *complète* n’étant sortie des presses qu’en 1534) :

Double théophanie (de Dieu le Père + Dieu le Fils) venant d’Apocalypse 4 & 5 dans la Bible de Zürich réformée :

Théophanie de Dieu le Père venant d’Apocalypse 8:2-4 (cf. Ap 7:9-15) dans la Bible de Zürich réformée :

Théophanie de Dieu le Père venant d’Apocalypse 9:13 dans la Bible de Zürich réformée :

Notez que la section inférieure de cette gravure ↑ montre le châtiment surnaturel des malfaiteurs qui « ne cessèrent pas d’adorer les démons et les idoles en or, en argent, en bronze, en pierre et en bois qui ne peuvent ni voir, ni entendre, ni marcher » (Ap 9:20, S21). De toute évidence, les réformés germanophones qui produisirent et utilisèrent cette Bible ne considéraient pas que cette illustration de la condamnation divine de l’idolâtrie était elle-même idolâtrique.

Théophanie de la Seconde Personne de la Trinité venant d’Apocalypse 10 dans la Bible de Zürich réformée :

L’« ange puissant » ↑ que l’apôtre Jean voit « descendre du ciel » (S21) en Ap 10 est Jésus-Christ. L’apparition angéomorphique de Christ est attestée ailleurs dans le dernier livre de la Bible (Ap 1:13-16, 14:14-15 et 21:1-2), sans parler du reste des Écritures Saintes. Que Jean tombe aux pieds d’un ange non-divin pour l’adorer ailleurs dans l’Apocalypse (19:10 et 22:8) suggère qu’il a déjà vu Jésus en tant qu’ange en écrivant ce livre. Une panoplie d’arguments théologiques peuvent être alignés en faveur de l’identification de l’être angélique d’Ap 10 avec Christ :

{1} Cet ange est « enveloppé d’une nuée » (Ap 10:1). La nuée est directement associée à Jésus-Christ venant en gloire dès Ap 1:7 ; et ces deux textes renvoient à Dn 7:13-14 qui réfère clairement au Roi éternel & universel Jésus-Christ.

{2} « Au-dessus de sa tête était l’arc-en-ciel » (Ap 10:1). Ce signe renvoie au trône de Dieu qui est entouré d’un arc-en-ciel en Ap 4:3 et Ézéchiel 1:27-28. Dans le texte grec d’Ap 10:1, la présence de l’article défini (« l’ », ἡ) avant « arc-en-ciel » (ἶρις) renvoie à une occurence antérieure de ce terme (donc à 4:3, où cet article défini est absent).

{3} « [S]on visage était comme le soleil » (Ap 10:1). Cette caractéristique renvoie à Jésus en Ap 1:16 où « son visage était comme le soleil ». Mieux encore, cette clause d’Ap 10:1 est 100 % identique en grec (to prosopon autou hos ho helios) à la 2ème clause de la description de la transfiguration de Christ en Mt 17:2 !

{4} « [S]es jambes [étaient] comme des colonnes de feu » (Ap 10:1). Cet attribut physique renvoie à la colonne de feu qui guida et protégea le peuple allianciel chaque nuit pendant son périple de l’Égypte vers la Terre promise à travers le désert (Ex 13:21-22, 14:24, 40:34-38, etc.). Dans la Septante, la traduction grecque antique de l’A.T., c’est les mêmes mots grecs qui sont utilisés (stulō puros). De surcroît, cette colonne de feu du désert est identifiée à l’Ange de l’Éternel (Ex 32:34 et 33:2, Nb 20:16) qui est lui-même identifié à Jésus (Ex 3:2 et 3:14, Jn 8:58).

{5} « [I]l cria d’une voix forte, comme un lion qui rugit » (Ap 10:3). Le rugissement d’un lion est souvent une métaphore de l’appel de Dieu (Jér 25:30, Os 11:10, Jo 3:16, Am 1:2 et 3:8). Cela fait allusion au « lion de la tribu de Juda, le rejeton de la racine de David [qui] a vaincu » (Ap 5:5), c’est-à-dire Christ.

{6} La manière dont cet ange apparaît dans la vision est un indice supplémentaire de son identité christique : L’apôtre Jean l’observe « descendre du ciel » (Ap 10:1). Il s’agit de la même provenance céleste que la voix divine faisant autorité et donnant des ordre à Jean (Ap 10:4, 8). En outre, cette terminologie (« descendre du ciel » = katabainonta / katabainō ek tou ouranou en grec) réfère typiquement à Jésus sous la plume de Jean (Jn 3:13 et 6:33, 38, 41-42, 50-51, 58).

{7} L’ange « posa son pied droit sur la mer et son pied gauche sur la terre » (Ap 10:2, réitéré deux fois aux v. 5 et 8). Cette posture désigne la domination planétaire du Fils de Dieu. La combinaison de la mer et de la terre dénote l’entièreté du monde terrestre, non seulement dans la Bible (Gn 1:9-10) mais aussi dans la culture gréco-romains antique. Ainsi, les Res Gestae autobiographiques de l’Empereur romain Octave Auguste datant de ≈ 14 ap. J.-C. décrivent les moments où « la paix était assurée par des victoires à travers tout l’Empire du peuple romain, sur terre et sur mer » (§ 13) comme un événement très rare et solennel.

(Kenneth Gentry, The Divorce of Israel : A Redemptive-Historical Interpretation of Revelation, Vol. 2, Tolle Lege Press, 2024, p. 843-856 ; David Chilton, The Days of Vengeance : An Exposition of the Book of Revelation, Dominion Press, 1987, p. 259-268 ; Collectif, Nouveau Testament interlinéaire grec-français, Éditions Bibli’O, 2015, p. 1166 et 1183.)

Double théophanie de Dieu le Fils venant d’Apocalypse 12:5 & 12:7-8 (cf. Daniel 12:1) dans la Bible de Zürich réformée :

Théophanie de Dieu le Fils (l’Agneau sur Sion) venant d’Apocalypse 14:1-13 dans la Bible de Zürich réformée :

Théophanie de Dieu le Fils venant d’Apocalypse 14:14-20 dans la Bible de Zürich réformée :

En Ap 14:14 ↑, ce « quelqu’un qui ressemblait à un fils d’homme » assis sur « une nuée blanche » qui « avait sur la tête une couronne d’or » (S21), est assurément le Roi Jésus-Christ. En Ap 1:13, c’est Jésus qui est ce « quelqu’un qui ressemblait à un fils d’homme ». En Ap 10:10, c’est Christ qui est « enveloppé d’une nuée ». En Daniel 7:13-14, la Seconde personne de la Trinité est ce « quelqu’un qui ressemblait à un fils de l’homme [qui] est venu avec les nuées du ciel » et auquel est donné la royauté universelle.

Théophanie de Dieu le Fils venant d’Apocalypse 18:1-3 dans la Bible de Zürich réformée :

Concernant cette image de Dieu ↑ en Apocalypse 18:1-3 (l’ange colorisé en rouge ci-dessus) : « Saint Jean est maintenant introduit à un autre ange — probablement le Seigneur Jésus-Christ, considérant la description de celui-ci [en Ap 18:1] comparée avec les affirmations sur Christ dans l’Évangile selon saint Jean : Il descend du ciel (Jean 3:13, 31 ; 6:38, 58), il a une grande autorité (Jean 5:27 ; 10:18 ; 17:2), et la terre fut illuminée de sa gloire (Jean 1:4-5, 9, 14 ; 8:12 ; 9:5 ; 11:9 ; 12:46 ; cf. 1 Tim 6:16). Ces expressions forment un parallèle avec [celles d’Ap 10:1], lesquelles, comme nous l’avons vu, parlent clairement du Fils de Dieu. La dernière clause est pratiquement une répétition d’Ézéchiel 43:2, où il est dit de Dieu que “la terre resplendissait de sa gloire” [S21]. » (David Chilton, The Days of Vengeance : An Exposition of the Book of Revelation, p. 445-446.)

Théophanie de Dieu le Fils venant d’Apocalypse 19:11-21 dans la Bible de Zürich réformée — ici j’ai pris une image venant d’un exemplaire original non-colorisé (à l’intérieur) car l’exemplaire colorisé à la main utilisé ci-dessus ne respecte pas les couleurs indiquées par le texte biblique d’Ap 19 :

Théophanie de Dieu le Fils venant d’Apocalypse 20:1-3 dans la Bible de Zürich réformée :

Concernant cette image de Dieu ↑ en Apocalypse 20:1-3 : « Saint Jean voit “descendre du ciel un ange qui tenait la clef de l’abîme et une grande chaîne à la main” [Ap 20:1, NBS]. Encore une fois, comme en 10:1 et 18:1 (cf. 12:7), c’est le Seigneur Jésus-Christ qui, en tant que Médiateur, est l’Ange (Messager) de l’Alliance (Malachie 2:7 ; 3:1). Son contrôle et son autorité absolus sur l’abîme sont symbolisés par “la clef” et la “grande chaîne”. L’auteur établit un contraste frappant : Satan, l’étoile maléfique tombée du ciel [Luc 10:18], a reçu brièvement la clé de l’abîme (9:1) ; mais Christ est “descendu” du ciel, ayant en sa possession légitime “les clés de la mort et du séjour des morts” (1:18). […] Jésus-Christ, dans sa mission en tant qu’Ange du ciel, “saisit le dragon, le serpent d’autrefois, qui est le diable et Satan, et il le lia pour mille ans. Il le jeta dans l’abîme, qu’il ferma et scella au-dessus de lui” [Ap 20:2-3, NBS, corrigé]. Tel que saint Jean l’a déclaré dans sa 1ère épître, si Christ “s’est manifesté, c’est pour détruire les œuvres du diable” (1 Jean 3:8). » (David Chilton, The Days of Vengeance : An Exposition of the Book of Revelation, p. 499-500 ; Collectif, Nouveau Testament interlinéaire grec-français, p. 1219.)

Il y a donc pas moins d’une douzaine d’images de Dieu ayant un appui textuel direct dans les pages du Livre de l’Apocalypse de la Bible de Zürich produite par les réformateurs Ulrich Zwingli et Leo Judä !

Partie 2 sur 4 : Le buisson ardent

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Dans l’article introductif de cette série, nous avons expliqué qu’il existe, dans l’histoire de l’Église et la théologie chrétienne, essentiellement trois positions sur la légitimité des images de Dieu : L’iconodoulie, qui voue un culte aux images de Dieu et qui n’a aucun fondement scripturaire (c’est-à-dire biblique) ; L’iconoclasme modéré, qui accepte certaines images de Dieu sous certaines conditions et qui est la position ayant le meilleur appui scripturaire ; Et enfin l’iconoclasme radical, qui rejette l’absolue totalité des dites images mais qui bénéficie d’un piètre appui scripturaire malgré qu’il jouisse d’antécédents substantiels – quoique pas unanimes – dans la littérature réformée historique.

Le tableau-synthèse ci-dessous résume ces trois positions classiques en reproduisant des citations sélectionnées parmi les textes d’autorité les plus anciens et les mieux autorisés pour chaque position (téléchargement direct ici) :

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Passons maintenant au vif du sujet, qui retiendra notre attention dans le présent article ainsi que dans les deux prochains de cette série : Les nombreux exemples d’images de Dieu non-cultuelles (habituellement des reproductions artistiques de théophanies bibliques) dans la tradition théologique réformée.

Théophanie (buisson ardent) sur le sceau des Églises réformées de France (reconstitué), qui fut officiellement adopté au 12ème Synode national des Églises réformées de France à Vitré en Bretagne en 1583 :

Image de Dieu (buisson ardent) sur le sceau officiel du Synode général de l’Église réformée de France en 1872 :

Image de Dieu sur l’emblème officiel de l’Église réformée de France pendant une partie du XXème siècle :

Certains zélateurs modernes de l’iconoclasme radical nient que cette représentation du buisson ardent sur le sceau des Églises réformées de France soit une image de Dieu. Ils invoquent, comme argument, qu’Exode 3:2 énonce que « L’ange de l’Éternel lui apparut [à Moïse] dans une flamme de feu, au milieu d’un buisson … » (S21). Ainsi, si l’on suit les traductions modernes, cette théophanie avait la configuration d’une poupée russe : Il y aurait eu un ange dans une flamme dans un buisson. Conséquemment, l’omission d’un ange sur le sceau réfuterait l’assertion voulant que ce sceau porte une image de Dieu. L’inclusion d’une figure simili-angélique dans une autre représentation artistique réformée de cette théophanie (dans la Bible de Zürich de 1531), viendrait conforter cette argumentation.

Or, ce raisonnement est faible sur les plans linguistique et historique.

Dans texte hébreu d’Exode 3:2, les quatre mots traduits par « dans une flamme de » dans la plupart des Bibles françaises modernes ne correspondent qu’à un seul vocable : labbâh (בְּלַבַּת־). L’élément principal de cette locution, c’est les trois lettres du milieu (racine לַבָּה / forme nominale לַבַּת) qui signifient « flamme ». La 1ère lettre à droite (préposition בְּ) signifie « dans », « avec », « par » ou « en »,  dépendamment du contexte. Le 5ème symbole à gauche (le signe de liaison ־) est une sorte de trait d’union qui connecte le mot à la fin duquel il est placé avec le mot suivant (ici ’esh, אֵשׁ, « feu ») ; il est donc adéquatement traduit en français par le mot « de » dans la séquence « flamme de feu ». (Collectif, Ancien Testament interlinéaire hébreu-français, Éditions Bibli’O, 2007, p. 179 ; Thom Blair, Hebrew-English Interlinear ESV Old Testament, Crossway Books, 2013, p. 129-130 ; Andrew Bowling, Theological Wordbook of the Old Testament, Vol. 1, Moody Press, 1980, p. 467 et 469.)

Ce choix de traduction – observable dans la totalité des Bibles protestantes françaises modernes – de cette préposition בְּ de la locution בְּלַבַּת־ en Exode 3:2, est très discutable. En effet, c’est le contexte qui détermine s’il est préférable de traduire cette préposition par « dans », « avec », « par » ou « en ». (Jacob Weingreen, Practical Grammar for Classical Hebrew, Oxford University Press, 1959, p. 26-28 ; Id. et Paul Hébert, Hébreu biblique : Méthode élémentaire, Beauchesne Éditeur, 1984, p. 34-36.) Penchons-nous maintenant sur ce contexte.

Traduire ce segment d’Exode 3:2 par « dans une flamme » induit à penser que l’Ange de l’Éternel était à l’intérieur de la flamme de feu, ce qui est inapproprié. Il est invraisemblable que Moïse ait vu un ange physique tel que nous le concevons ordinairement (un être ayant un corps humain avec des ailes d’oiseau et des vêtements blancs). L’idée d’un ange physique dans le feu dans le buisson s’accorde mal avec le fait que Moïse s’étonne de ce que le buisson ne brûle pas mais ne s’étonne aucunement de ce qu’un supposé ange physique ne brûle pas (alors que s’il avait été là, il aurait « dû » brûler lui aussi, puisque les anges-créatures ne sont pas invincibles). Par conséquent, l’expression « Ange de l’Éternel » n’est ici qu’une désignation littéraire de la Seconde personne de la Trinité.

Traduire ce segment d’Exode 3:2 par « avec une flamme » est tout aussi inapproprié, puisque cela induit à penser que l’Ange de l’Éternel était à côté de la flamme dans le buisson, ce qui est inadmissible pour la raison sus-évoquée.

Traduire la préposition בְּ de la locution hébraïque בְּלַבַּת־ d’Exode 3:2 par le mot français « par » est le choix optimal, puisque ça veut dire que l’Ange de l’Éternel revêtait la forme ou l’apparence de la flamme de feu, et c’est précisément ça qui doit se déduire du contexte immédiat. Traduire בְּ par « en » est aussi acceptable puisqu’ici « en » peut s’interpréter comme voulant dire la même chose que « par » ; nous y reviendrons.

Michael Houdmann, qui détient un baccalauréat/licence en études bibliques et deux maîtrises en théologie, est d’avis qu’il n’y avait pas d’ange physique au sens ordinaire du terme : « Dieu est apparu à Moïse sous la forme d‎’un buisson ardent et lui a dit exactement ce qu‎’il voulait qu‎’il fasse » (source) ; « le feu brûlant dans le buisson était la forme de l’Ange de l’Éternel qui “lui est apparu [à Moïse] en des flammes de feu” » (source). Le chrétien israélien Joshua Vine, dont la langue maternelle est l’hébreu, explique que « l’Ange de l’Éternel se manifeste par une flamme. […] Donc, l’Ange de l’Éternel se révèle au moyen d’une flamme » (source).

Comme l’enseigna le théologien réformé Richard Charles Sproul (1939-2017), puisque le feu brûlait par lui-même et n’utilisait pas le buisson comme combustible, la théophanie est la flamme de feu surnaturelle. Alors la bonne distinction ici est entre l’ange-feu et le buisson, et non entre l’ange physique imaginaire et le buisson + le feu. (R.C. Sproul, Moses and the Burning Bush, Ligonier Ministries, 2018, 105 p.)

Qu’en était-il des exégètes du XVIème siècle ? François Vatable (1495-1547) est un érudit chrétien français du XVIème siècle qui donna des cours d’hébreu au Collège de France à Paris et rédigea plusieurs commentaires en latin sur différents livres de la Bible. Il collabora étroitement avec les réformateurs Lefèvre d’Étaples (à la tête du fameux Cercle de Meaux) et Robert Estienne (imprimeur officiel du Roi de France ultérieurement relocalisé à Genève). « Vatable fut le restaurateur de l’étude de la langue hébraïque en France » (source).

Les commentaires et les notes de cours de Vatable n’existant qu’en latin, je ne peux guère les analyser directement. J’ai donc demandé à deux agents conversationnels propulsés par intelligence artificielle (ChatGPT le 19-02-2025 puis Grok le 23-02-2025) si Vatable pensait que l’Ange de l’Éternel était séparé et distinct de la flamme de feu, ou si cet Ange était assimilable à la flamme de feu dans le sens où il avait pris la forme de cette flamme.

La réponse de ChatGPT est catégorique :

« Vatable semble pencher pour une unité entre l’ange et la flamme dans ce passage. […] Il considère que l’ange n’est pas un être séparé de la flamme, mais que la flamme de feu elle-même est l’image visible de la présence divine. Autrement dit, l’ange de l’Éternel prend la forme de la flamme dans ce passage pour manifester la sainteté et la majesté de Dieu de manière tangible et compréhensible pour Moïse. La flamme devient un moyen par lequel l’ange (c’est-à-dire la présence de Dieu) se fait voir. […]

Selon Vatable, il n’y a pas de dissociation entre l’ange et la flamme. L’ange de l’Éternel est identifié avec la flamme de feu dans ce passage, ce qui signifie que la flamme elle-même est une manifestation visible de l’ange qui représente Dieu. En d’autres termes, l’ange et la flamme sont intimement liés et l’ange apparaît sous la forme du feu.

Vatable semble donc considérer que l’ange de l’Éternel et la flamme de feu sont indissociables dans ce passage. Il n’y a pas de distinction nette entre l’ange et la flamme, car l’ange prend précisément cette forme de feu pour se manifester à Moïse. La flamme devient un moyen visuel de la présence divine, et l’ange de l’Éternel est effectivement assimilé à cette flamme dans la théophanie décrite. »

La réponse de Grok est plus nuancée mais conduit essentiellement à la même conclusion :

Dans ses notes sur ce verset, Vatable ne semble pas trancher explicitement entre une distinction stricte ou une assimilation totale [entre l’Ange et la flamme], mais son approche philologique suggère qu’il privilégiait une lecture où l’Ange est l’agent actif de la révélation, utilisant la flamme comme un signe ou un vecteur. […] Vatable ne semble pas avoir considéré l’Ange comme strictement séparé de la flamme au sens d’une entité extérieure manipulant un phénomène indépendant, ni comme totalement assimilé à elle au point de perdre son identité propre. […]

[Selon Vatable,] la flamme est le médium de la manifestation plutôt qu’une équivalence ontologique avec l’Ange. […] Cependant, Vatable ne rejette pas totalement l’idée d’une assimilation symbolique. Dans la tradition exégétique, le feu qui ne consume pas le buisson est souvent interprété comme une métaphore de la présence divine — immanente mais non destructrice.

[Toujours selon Vatable,] Moïse aurait perçu un phénomène visuel – une flamme surnaturelle qui ne consume pas le buisson – et, dans ce phénomène, l’Ange de l’Éternel se serait rendu perceptible, sans que l’Ange lui-même ne soit nécessairement un ‹ ange physique › avec des contours définis ni une flamme anthropomorphisée. »

Je me permets d’en déduire que Vatable, tout en étant sobre et prudent dans son travail exégétique, n’enseignait pas l’existence d’un ange physique au sens ordinaire en Exode 3:2. Est-ce pertinent pour éclairer le sceau des Églises réformées de France arborant un buisson ardent ? Puisque Vatable est officiellement demeuré catholique jusqu’à son trépas (malgré que les papistes de la Sorbonne et du Parlement l’aient persécuté), nous pourrions penser qu’il n’eut qu’un impact négligeable sur la compréhension de cette théophanie qu’eurent ses compatriotes protestants du XVIème siècle. Nous aurions tort. C’est François Vatable qui a fourni à Clément Marot la traduction des Psaumes que ce dernier utilisa pour composer ses 50 Psaumes de sa 1ère itération du Psautier huguenot et qui « les lui expliqua lui-même mot à mot » (source) ; c’est notamment pour cela que Théodore de Bèze qualifia Vatable de « guide » (source).

De surcroît, c’est François Vatable qui fut le professeur d’hébreu de Jean Calvin au Collège de France (alors appelé Collège royal) à Paris en 1531-1533 ! (Albert-Marie Schmidt, Jean Calvin et la tradition calvinienne, Éditions du Seuil, 1957, p. 20 ; Douglas Kelly, « The Catholicity of Calvin’s Theology », Tributes to John Calvin, Presbyterian & Reformed Publishing, 2010, p. 196.) L’érudition de Vatable eut donc une influence profonde et durable dans les milieux réformés français.

Cela se perçoit dans l’approche de Jean Calvin sur cette question. Tout d’abord, il convient de remarquer que la traduction française d’Exode 3:2 que Calvin utilise dans son Commentaire sur les cinq livres de Moïse (1564) se lit précisément : « Et l’Ange du Seigneur s’apparut à luy du milieu d’vn buiſſon, en flamme de feu, & il regarda : & voici le buiſſõ ardoit en feu, & ne se cõſumoit point. » Ici, l’utilisation du mot français « en » pour traduire la préposition hébraïque בְּ est plus prudente que les traductions modernes qui traduisent par « dans » car elle évite d’exprimer de manière univoque que l’ange était à l’intérieur du feu et peut se comprendre comme référant à l’état de l’ange. (Certains pourraient rétorquer qu’avant le XVIIIème siècle, le mot « en » était plus fréquemment utilisé dans le sens de « dans » qu’aujourd’hui, ce qui n’est pas faux, mais le fait demeure que le mot « en » avait un champ sémantique plus large que le mot « dans » dès les XVI-XVIIèmes siècles.) Cette traduction était certainement approuvée par Calvin, comme l’atteste la Bible qu’il avait lui-même révisée en 1546.

De plus, la ponctuation de cette traduction de 1564 n’est pas anodine : L’insertion d’une virgule entre le mot « buiſſon » et les mots « en flamme de feu » aide à distancer le buisson et la flamme ; elle facilite aussi l’articulation entre l’ange et la flamme — et incidemment l’identification de la flamme à l’ange.

Ensuite, les commentaires eux-mêmes : Une lecture attentive des commentaires de Calvin sur Exode 3:1-5 (page 20, page 21 et page 22 de l’Harmonie de la Loi) permet de constater que le réformateur de Genève n’affirme nulle part que l’Ange de l’Éternel intervenu au buisson ardent avait l’apparence extérieure d’un « ange » au sens classique du terme (physionomie humaine, grandes ailes d’oiseau, tunique blanche).

Soit-dit en passant, l’édition originale du Commentaire sur les cinq livres de Moïse (1564) où Calvin commente sur cette théophanie du buisson ardent porte une image de Dieu sur sa page couverture (!) — une illustration de la métaphore de l’olivier venant de Romains 11:16-24 où des branches sont coupées et d’autres sont greffées, et où l’action de couper et de greffer est faite par les mains de Dieu (représentation s’inspirant des nombreuses allusions à la main ou au bras de l’Éternel dans la Bible, cf. Exode 6:6, 15:16, Deutéronome 4:34, 5:15, 7:19, 26:8, 33:27, Psaumes 44:3, 73:23, 89:10-13, 89:21, 98:1, 139:10, Ésaïe 30:30, 40:10, 52:10, 53:1, 59:1, 63:12, Luc 1:51, Jean 12:38, Actes 13:17, etc.) :

Revenons à nos moutons, ou devrais-je dire, aux moutons que gardait Moïse lorsque l’Éternel se manifesta à lui au buisson ardent du mont Sinaï. Les partisans de l’idée d’un ange physique en Exode 3:2 pourraient à ce stade-ci invoquer le Commentaire sur les Actes des Apôtres (1552) de Calvin, où l’on peut lire à la p. 139 : « Car combien que pour quelque temps il [= Ieſus Chriſt] ayt pris la forme d’vn Ange, neantmoins il n’a iamais pris la nature Angelique : comme nous ſavons qu’il a eſté vrayment fait homme. » Argument décisif en faveur de la croyance en un ange physique dans le buisson ardent ? Pas si vite !

Que veut dire Calvin lorsqu’il parle de la « forme d’un ange » ? D’un être anthropomorphique en toge blanche avec des ailes ? Non. Pour Calvin, les anges n’ont pas naturellement une physionomie humaine. À vrai dire, selon lui, les anges n’ont pas de forme matérielle distinctive ! Dans son Institution de la religion chrétienne (1560), à § 1:14:3, ce théologien explique que les anges correspondent aux « choses invisibles » auxquelles il est fait référence dans le Crédo de Nicée-Constantinople (381). Et dans le même ouvrage, à § 1:14:4, cet auteur décrit les anges comme étant des « ministres de Dieu » ; puis après, à § 1:14:5, il déclare que « Nous lisons par toute l’Écriture, que les anges sont [des] esprits célestes ». (Jean Calvin, L’Institution chrétienne : Livres premier et second, Éditions Kerygma, 1978, p. 114-116.)

Dans son Commentaire sur Genèse (1564), Calvin a l’opportunité d’exposer plus en détail sa pensée sur la relation entre l’apparence des anges et l’apparence des humains lorsqu’il traite du chapitre 18. Commentant sur le v. 2, il écrit : « Moïse […] nomme les anges hommes parce qu’ayant revêtu des corps humains ils ne montraient d’autre apparence que d’être des hommes. » Commentant sur le v. 8, Calvin avance que les anges de Genèse 18 n’avaient que des corps humains temporaires créés par Dieu pour la durée de leur visite au campement d’Abraham, puis qu’après leur brève mission terminée, « Dieu réduit à néant les corps qu’il avait créés pour un usage temporel ». Commentant sur le v. 16, il réitère l’affirmation qu’« il ne faut pas penser » que ces anges avaient naturellement des « corps humains » ; simplement, « Dieu les a vêtus pour un temps de corps humains dans lesquels ils pussent être visibles à Abraham et parler familièrement avec lui. » Calvin étaye son propos quand il commente sur le v. 22, où il insiste que cet anthropomorphisme angélique circonstanciel et passager n’est que l’un des « signes extérieurs par lesquels Dieu se représente » à nous. (Jean Calvin, Commentaires bibliques : Le Livre de la Genèse, Éditions Kerygma, 1978, p. 274, 276, 280 et 284.) Ce théologien soutenait la même analyse concernant les anges dans plusieurs autres textes des Écritures Saintes.

Tout cela implique que dans le vocabulaire de Calvin, l’expression « la forme d’un ange » ne signifie pas automatiquement que ce juriste imaginait un ange physique au sens usuel, ressemblant à un humain avec des ailes. La « forme d’un ange » est n’importe quelle forme que l’ange-créature ou l’ange-théophanie prends au moment et à l’endroit où il apparaît. Et au buisson ardent, tout semble indiquer que cette forme était la flamme de feu. Dans l’angéologie calvinienne, le point commun de toutes ces manifestations angéliques n’est pas une apparence spécifique codifiée, mais le fait d’agir en tant que messager et d’ambassadeur de l’Éternel des armées.

Même lorsque la Bible décrit certains anges comme étant des être ailés, Calvin était parfois disposé à ne voir dans ces ailes qu’une allégorie non-littérale (IRC, § 1:14:8) : « Il est bien vrai que les esprits n’ont point de forme comme les corps : toutefois l’Écriture pour notre petite capacité et rudesse […] nous peint les Anges avec des ailes sous les titres de chérubin et séraphin, à ce que nous ne doutions point qu’ils seront toujours prêts à nous secourir avec une hâtiveté incroyable, sitôt que la chose le requerra, comme nous voyons que les éclairs volent parmi le ciel ». (Jean Calvin, L’Institution chrétienne, 1978, p. 119.) « Nous ne savons pas à quoi les anges ressemblent puisqu’ils sont des esprits », paraphrase Herman Selderhuis (« Calvin’s View of Angels », Southern Baptist Journal of Theology, Vol. 25, N° 2, 2021, p. 78).

Plusieurs arguments supplémentaires à l’appui de cette compréhension pourraient être mobilisés. Grok fait état des commentaires de Calvin sur Exode 14:19 et 23:20 (lien alternatif). Cette accumulation de preuves atteste à quel point la notion d’apparence angélique était variable et fluide pour Calvin en matière de théophanies.

Le même exercice pourrait être fait pour Antoine-Rodolphe Chevalier (1507-1572) (lien alternatif), qui fut professeur d’hébreu à l’Académie de Genève (1559-1567) et auteur d’une grammaire hébraïque publiée dans cette illustre cité du Léman. Ce même exercice pourrait également être fait pour Corneille “Pierre” Bertram (1531-1594) (lien alternatif), qui fut lui aussi professeur d’hébreu à l’Académie de Genève (1567-1586) puis à l’Académie de Lausanne (1588-1594) ainsi que le traducteur principal du texte de l’A.T. pour la Bible de Genève française de 1588. Aucun de ces hébraïstes réformés français du XVIème siècle n’était enclin à enseigner que la théophanie du buisson ardent avait la configuration d’une poupée russe avec un être ayant l’apparence classique d’un ange (physionomie humanoïde, ailes d’oiseau, vêtements blancs) au centre de celle-ci.

Je crois avoir amplement démontré que les sommités réformatrices françaises du XVIème siècle versées en hébreu n’enseignaient pas qu’il y avait un ange physique au beau milieu du feu dans le buisson ardent, et par extension que le buisson ardent sur le sceau officiel des Églises réformées de France adopté en 1583 est bel et bien une IMAGE DE DIEU.

✤ ✤ ✤ ✤ ✤

Le site web de la Bible d’étude de la foi réformée (Éditions La Rochelle, 2024) explique ceci : « [L]es Églises réformées d’autres pays ont fini par suivre l’exemple des huguenots en intégrant l’image dans leurs propres sceaux et emblèmes officiels. En Écosse, cela s’est produit en grande partie par accident. Peu après que le presbytérianisme eut été rétabli en 1690 [suite à la Glorieuse Révolution de 1688], l’Église d’Écosse (la Kirk) a chargé un imprimeur d’Édimbourg, George Mosman, d’imprimer les comptes rendus de ses Assemblées générales annuelles. Mosman prit la liberté d’inclure une image circulaire du buisson ardent sur la page de titre du premier acte de l’assemblée, et des suivants, accompagnée de la phrase latine ‹ Nec tamen consumebatur › (‹ Pourtant, il ne fut pas consumé › [cf. Exode 3:2-3]), et placée, du moins dans une des premières versions, sur une toile de fond carrée avec des chardons écossais dans chaque coin. Les autorités de la Kirk n’y ont apparemment pas vu d’inconvénient, probablement parce qu’elles connaissaient l’usage du symbole du buisson ardent par l’Église réformée française, et parce qu’elles considéraient qu’il s’agissait d’un emblème approprié pour leur propre Église, compte tenu des souffrances que l’Église avait endurées, et de la protection divine dont elle avait bénéficié tout au long du précédent siècle. En effet, le buisson ardent a fait figure d’image littéraire de la Kirk et de ses épreuves perpétuelles dans les écrits d’éminents Covenantaires écossais tels que Samuel Rutherford. De manière informelle et non officielle, le buisson ardent est donc devenu, puis est resté, le symbole de l’Église d’Écosse, avant d’acquérir un statut officiel. »

Voici à quoi ressemblait cette image de Dieu utilisée par l’Église réformée d’Écosse dès ≈ 1691 :

Comme l’explique la Presbyterian Historical Society of Ireland, le buisson ardent fut utilisé comme symbole identitaire réformé en Irlande du Nord (Ulster) à partir de 1842.

Le site web de la Bible d’étude de la foi réformée explique également : « Lorsque le presbytérianisme s’est répandu dans le monde à partir du XVIIe siècle, notamment par l’intermédiaire des émigrants écossais, il s’est généralement accompagné d’une version du symbole adopté par la Kirk écossaise. Aujourd’hui, le buisson ardent figure sur les armoiries officielles des Églises presbytériennes d’Irlande, d’Irlande du Nord, du Canada, du Brésil, d’Australie, de Nouvelle-Zélande, de Taïwan, de Singapour, de Malaisie, d’Afrique de l’Est (Kenya et Tanzanie), et d’Afrique australe (Afrique du Sud, Zambie et Zimbabwé). Les Églises ayant des relations historiques plus immédiates avec la Kirk écossaise, telles que l’Église libre d’Écosse et l’Église libre unie d’Écosse, ont également conservé l’emblème du buisson ardent sous une forme ou une autre. »

Le théologien & géographe réformé brésilien Diego Montenegro a dressé un catalogue remarquable de ce foisonnement de buissons ardents dans la symbolique identitaire réformée presbytérienne à l’échelle internationale. Voici un aperçu très échantillonnaire de son impressionnante compilation :

Il va sans dire que dans le monde réformé presbytérien, la position de l’iconoclasme radical doit être ultra-minoritaire, la position réformée classique dominante étant plutôt celle de l’iconoclasme modéré.

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En guise de complément, voici quelques images de Dieu – toujours en forme de buisson ardent – plus récentes usitées dans un contexte réformé ecclésial ou para-ecclésial…

Théophanie (buisson ardent) dans le vitrail du bâtiment de l’Église réformée évangélique d’Aix-en-Provence (en actuelles Bouches-du-Rhône) en France :

Théophanie (buisson ardent) sur l’emblème officiel de la Faculté libre de théologie réformée (FLTR) d’Aix-en-Provence dans les décennies 1980 et 1990 :

Théophanie (buisson ardent) sur l’emblème officiel de la Faculté libre de théologie réformée (FLTR) d’Aix-en-Provence dans la décennie 2000 (cet institut changea de nom pour celui de Faculté Jean Calvin en 2010) :

Théophanie (buisson ardent) sur l’emblème de la Revue réformée (journal académique officiel de la Faculté Jean Calvin) en 2020 :

Partie 1 sur 4 : Prolégomènes (notions préliminaires) théologiques

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Le protestantisme réformé est résolument iconoclaste : Il récuse l’iconodoulie, c’est-à-dire le culte des icônes – ou images & statues religieuses – tel qu’il est pratiqué dans le catholicisme romain, la pseudo-orthodoxie orientale, ainsi que la plupart des paganismes polythéistes. Ceci, sur la base du Deuxième Commandement du Décalogue (Exode 20:4-6, Deutéronome 5:8-10), de la législation mosaïque (Exode 34:17, Deutéronome 4:15-19, 16:21-22, 17:2-3, 27:15, Lévitique 19:4, 26:1) ainsi que des enseignements des Poètes de l’A.T. (Psaumes 115:4-8, 135:15-18, etc.) et des Prophètes de l’A.T. (Ésaïe 40:18-20, 41:6-7, 44:9-20, Jérémie 10:1-16, Daniel 5:23, Habacuc 2:18-19, etc.).

Cependant, est-il légitime d’avoir des images de la divinité lorsque ces images ne sont pas utilisées comme des instruments cultuels ? Sur cette question, les avis divergent ; la foi protestante réformée historique n’est pas monolithique. Deux approches différentes coexistent à l’intérieur de cette tradition. À l’instar de ce que l’on a pu observer durant les deux iconoclasmes byzantins (survenus dans l’Empire romain d’Orient au Haut Moyen Âge), ces deux approches réformées peuvent être appelées l’iconoclasme radical (qui correspond ± au 1er iconoclasme byzantin), d’une part, et l’iconoclasme modéré (qui correspond ± au 2nd iconoclasme byzantin), d’autre part.

Deux positions réformées coexistent

Les iconoclastes radicaux pensent que toutes les représentations artistiques de Dieu sont absolument et invariablement illégitimes, sans aucune distinction, nuance ou exception. Les iconoclastes modérés estiment que ces représentations sont légitimes si : {1} Aucun culte ne leur est rendu (pas d’iconodoulie / totémisme) ; {2} Ces représentations ne sont pas conçues ou perçues comme étant des personnifications ou incarnations de Dieu ; {3} Ces représentations ne sont pas des inventions provenant de l’imagination humaine mais sont plutôt des reproductions visuelles de théophanies préexistantes. Le mot théophanie désigne « une manifestation visible de Dieu » (Robert Charles Sproul, La sainteté de Dieu, Éditions Impact, 2020, p. 223 ; Collectif, Bible d’étude de la foi réformée, Éditions La Rochelle, 2024, p. 43).

Parmi les réformés, l’iconoclasme radical est notamment représenté par le réformateur Guillaume Farel (1489-1565), qui déclarait, dans Du vrai usage de la croix de Jésus-Christ (1560) : « [T]ant d’idolâtries ont été commises à causes des croix et des images, et toutes autres telles choses, que je désire que tout cela soit ôté » (p. 210).

Cette position intransigeante est aussi observable chez le réformateur Pierre Viret (1511-1571), selon lequel l’absolue totalité des images de Dieu seraient illégitimes en toutes circonstances imaginables, à un point tel que même les croix ornementales seraient très dangereuses : « [J]e ne puis trouver raison assez suffisante pour m’induire à approuver qu’il soit bon et convenable au service de Dieu [sic] d’avoir des images, ni ès temples, ni en lieu, ni en chose quelconque, qui appartienne à la religion. Car combien que […] nous proposions seulement […] la croix, ou des autres choses semblables […] ; toutefois, cela ne se pourra faire en manière quelconque, qu’il n’y ait de la superstition, de l’idolâtrie et de l’erreur, ou pour le moins [un] grand danger de tomber en aucunes [c-à-d en plusieurs] des fautes que nous avons tantôt touchées, qui y pourraient être. » (Pierre Viret, Instruction chrétienne, Tome 2 : Exposition sur les Dix Commandements de la Loi donnée de Dieu par Moïse, Éditions L’Âge d’Homme, 2009/1564, p. 185-186.)

Semblablement ahuri et dégouté par la superstition catholique romaine imprégnant son époque, le réformateur Théodore de Bèze (1519-1605) était incapable de percevoir les images religieuses autrement que comme une pierre d’achoppement. À ses yeux, la seule approche prudente serait de les bannir entièrement, toute solution alternative étant à ses yeux trop risquée. Dans son Discours de Saint-Germain (1562), Bèze raisonnait ainsi : « [S]’il y avait une pierre en un chemin contre laquelle plusieurs se fussent heurtés, et serait-on en danger de se blesser encore, il vaudrait beaucoup mieux complètement ôter la pierre – malgré qu’elle pût servir à quelque autre chose où elle serait – qu’avoir des hommes à gages pour avertir les passants de ne s’y heurter. » (cité dans Pierre Bourguet, « La doctrine reformée sur les images en tant que “Libri idiotarum” », Foi & Vie, Vol. 36, N° 72, 1935, p. 575, français modernisé.)

Également parmi les réformés, l’iconoclasme modéré est notamment représenté par le réformateur Ulrich Zwingli (1484-1531), selon lequel les images pieuses servant d’objet de culte sont illégitimes, mais pas les images n’ayant qu’une valeur pédagogique et/ou mémorielle (Paul Sanders, Zwingli & Bullinger : Quand la Réforme entre en cène, Éditions La Cause, 2023, p. 32.)

Zwingli expliquait, dans sa Brève instruction chrétienne aux ministres (17 novembre 1523) : « Nous laissons subsister ce qui relève le culte sans favoriser la superstition ; nous ne pensons pas, par exemple, que l’on doive enlever les images peintes sur verre qui sont enchâssées, en manière d’ornement, dans les fenêtres, car personne ne songe à les adorer. » (Freddy Durleman, Zwingli : Textes choisis, Éditions La Cause, 2024, p. 19).

Telle appert être aussi la compréhension du pasteur & théologien réformé français Abraham Rambour (1590-1651), qui fut professeur à l’Académie réformée de Sedan dans les Ardennes puis recteur de ce bastion éducationnel de l’orthodoxie réformée en France. Faisant sienne la voie médiane de l’Église carolingienne (articulée aux IXème & Xème siècles), Rambour affirmait dans son Traité de l’adoration des images (1635) qu’« une ressemblance [c-à-d une image] est une idole quand on lui rend service [c-à-d qu’on la sert, qu’on lui rend une dévotion cultuelle] » (p. 124) et « que l’usage des images peut être bon, lesquelles étant adorées deviennent idoles. » (p. 131).

La présente série d’articles, en quatre parties, vise à défendre le bien-fondé de la position de l’iconoclasme modéré. Cela, dans un premier temps, sur le plan théologique (partie 1), et dans un second temps, sur le plan historique (parties 2, 3 et 4).

Définir l’idole, l’idolâtrie et l’icône

Puisque les partisans de l’iconoclasme radical font planer beaucoup de confusion au sujet de l’idolâtrie en accusant prématurément toutes les images de Dieu d’être des idoles et toutes les utilisations d’images de Dieu d’être de l’idolâtrie, il convient de commencer par les bases et de définir correctement – au sens biblique & théologique – ce qu’est l’idole, l’idolâtrie et l’icône religieuse. J’ai donc réuni plusieurs définitions de ces concepts-clés venant d’ouvrages de référence chrétiens. Vous constaterez qu’il y a une forte redondance dans cette succession de définitions, et c’est à dessein que je les empile, afin de démontrer le consensus linguistique et théologique existant en cette matière.

« Idole : Vaut autant comme si on disait ‹ image ›, ou ‹ statue ›, ou ‹ figurine › qui représente quelque chose. Mais en l’Écriture ce mot se prend pour image qui est faite pour dévotion, et laquelle on tient pour chose sainte ou sacrée. Les idolâtres sont ceux qui les adorent ou honorent. Idolâtrie est l’adoration laquelle on leur fait, ou la révérence qu’on leur porte. C’est pourquoi on prend ce mot d’image en cette même signification, c’est-à-dire pour idole, car ce n’est qu’un. » (Jean Crespin, Dictionnaire en théologie, Genève, 1560, p. 223, français modernisé.)

« Image : Ce terme dénote une représentation visuelle, usuellement d’une déité [païenne]. […] À travers tout le Proche-Orient antique, de nombreuses images de multiples déités se trouvaient dans des temples et d’autres lieux sacrés, tels que des sanctuaires à ciel ouvert ; maintes maisons privées comportaient aussi une niche où l’image de la déité protectrice de la maisonnée se tenait. […] L’image n’était pas principalement conçue comme une [simple] représentation de la déité, mais comme le lieu d’habitation de l’esprit de la déité, permettant au dieu d’être physiquement présent à plusieurs places simultanément. Un adorateur priant devant une image […] aurait regardé cette image comme une projection ou une incarnation de cette déité. » (Ralph Martin, The Illustrated Bible Dictionary, Tome 2, Inter-Varsity Press, 1994, p. 683.)

« Idole : […] Représentation par l’image, la sculpture, ou un autre moyen, d’une personne ou d’un animal, afin d’en faire soit un objet d’adoration, soit l’habitat d’une divinité. [C]es représentations, travaillées avec des instruments tranchants, sont appelées images taillées, ou idoles sculptées. » (Collectif, Nouveau Dictionnaire biblique, Éditions Emmaüs, 1983, p. 339.)

« Idolâtrie : L’idolâtrie dans les temps anciens incluait deux façons de s’écarter de la vraie religion : L’adoration de faux dieux, que ce soit au moyen d’images ou autrement ; et l’adoration de l’Éternel au moyen d’images. » (James Douglas et Merrill Tenney, New International Dictionary of the Bible, Zondervan Publishers, 1987, p. 459.)

« Idolâtre : Qui rend un culte aux idoles. »
« Idolâtrie : Culte rendu aux idoles. » (Jack Cochrane, Dictionnaire des mots et des expressions de la Bible, Distributions évangéliques du Québec, 1999, p. 271.)

« Idolâtrie : Adoration d’une idole, ou d’une divinité représentée par une idole, généralement sous forme d’image [ou de statue]. […] L’adoration de Dieu sous forme d’une idole réduirait le Créateur à la substance d’une création (représentée par et même dans l’idole), sapant ainsi fondamentalement la conception du Dieu créateur transcendant. L’idole donnait à ses adorateurs la sensation de la proximité physique de la divinité et peut-être aussi la conviction que son pouvoir pouvait être exploité. » (Peter Craigie, Grand Dictionnaire de théologie, Éditions Excelsis, 2021, p. 645.)

« Idole : Plusieurs mots hébreux désignent les représentations des divinités adorées par les païens : ce sont des images ou des représentations, des objets fabriqués ou encore, dans des termes péjoratifs, des ordures [ou] des horreurs. L’idolâtrie est très souvent comparée à une prostitution. » (Jules-Marcel Nicole et al., La Sainte Bible [Colombe], Alliance biblique universelle, 1978, Glossaire, p. 8.)

« Idolâtrie : […] Les mots hébreux et grecs relatifs à l’‹ idolâtrie › se ressemblent beaucoup. L’Ancien et le Nouveau Testament décrivent tous deux l’adoration des idoles comme une abomination et condamnent ceux qui la pratiquent. Le mot hébreu hebel et le mot grec eidōlon démontrent qu’il est futile d’adorer des idoles parce qu’il s’agit de [faux] dieux fabriqués de toutes pièces par les hommes. » (Stephen Renn et Gilles Despins, Dictionnaire des mots bibliques, Publications chrétiennes, 2023, p. 474-475.)

Icône (εἰκών) : « En Colossiens 1:15, Christ est décrit comme étant εἰκὼν τοῦ θεοῦ τοῦ ἀοράτου [‹ l’image du Dieu invisible › (S21)] [et semblablement en 2 Corinthiens 4:4 : εἰκὼν τοῦ θεοῦ = ‹ l’image de Dieu › (S21)]. Pour la logique moderne cela semble être une contradiction, car comment peut-il y avoir une image de ce qui est invisible et sans forme ? La particularité de cette expression est reliée à l’ancien concept [de l’icône dans la culture gréco-romaine en Antiquité. Dans le contexte de celle-ci, le mot] εἰκὼν n’implique pas un affaiblissement ou une copie frêle d’une chose. Il implique l’illumination de son cœur ou de son essence. […] Ici, l’opinion très répandue [dans le paganisme gréco-romain antique] était qu’en quelque sorte, dans l’image, l’être propre du dieu lui-même est présent devant l’homme. Ceci est confirmé par les miracles et la magie associée aux images. Les copies [= εἰκὼν] ont les mêmes pouvoirs et les mêmes capacités de sentiment et d’action que les originaux. […] Ainsi, l’εἰκὼν exprime la manifestation du divin dans ce monde. » (Hermann Kleinknecht, Theological Dictionary of the New Testament, Vol. 2, Eerdmans Publishing, 1964, p. 389-390.)

Ce qui se dégage de la multiplicité de définitions reproduites ci-dessus, c’est qu’en ce qui concerne les images religieuses, la seule existence d’une image de Dieu n’est jamais constitutive d’idolâtrie en elle-même. Pour qu’il y ait idolâtrie – et incidemment idole – cette image doit être un objet ou un instrument d’adoration illicite, objet auquel on attribue des pouvoirs surnaturels. Pas d’adoration, pas d’idolâtrie ; pas d’idolâtrie, pas d’idole.

En outre, malgré qu’en linguistique l’étymologie doive être distinguée de la définition, et que l’étymologie d’un mot ne soit pas toujours indicative du sens de ce mot – en anglais, « pineapple » (ananas) ne désigne pas une pomme poussant dans un pin ! – elle peut parfois l’être. Ça semble être le cas avec le mot idolâtrie. En effet, ce mot français est dérivé du mot grec eidōlolatreia (εἰδωλολατρεία), qui est lui-même composé des mots grecs eidōlon (εἴδωλον), signifiant « image/idole », et latreia (λατρεία), signifiant « culte/adoration ». (Émile Pessonneaux, Dictionnaire grec-français, Librairie classique Eugène Belin, 1953, p. 436 ; John Kohlenberger et James Swanson, The Strongest Strong’s Exhaustive Concordance of the Bible, Zondervan Publishers, 2001, p. 2008.)

Il s’ensuit qu’étymologiquement, « idolâtrie » signifie « adoration d’image » ou « culte d’image ». Cela veut donc dire qu’une image de Dieu à laquelle aucun culte n’est rendu n’est pas et ne peut pas être une idole, mais aussi que toute image à laquelle un culte est rendu est, étymologiquement, une idole (peu importe si le contexte de ce culte est païen ou pseudo-chrétien).

La définition et l’étymologie de l’idôlatrie et des mots apparentés est fort instructive pour la controverse entre l’iconoclasme radical et l’iconoclasme modéré. Les tenants de l’iconoclasme radical ont tendance à affubler d’« idole » toute image de l’une des trois personnes de la Trinité, sans considération du cadre pratico-théologique de ces images, et à accuser d’« idolâtrie » tous ceux qui ne partagent pas leur myopie doctrinale en ce domaine. Les adhérents de l’iconoclasme modéré, par contre, tiennent compte de ce qu’est la réalité factuelle et spirituelle de l’idolâtrie dans leur approche mesurée et prudente sur la question des images divines.

Théophanie(s) 101

Comme les trois prochains articles de la présente série le démontreront (images à l’appui), le courant théologique réformé fondé au XVIème siècle puis consolidé au XVIIème siècle admet la légitimité de certaines images de Dieu moyennant certaines conditions. Ainsi, le sceau officiel des Églises réformées de France (1583), la Bible de Genève française de 1565, la Bible de Genève française de 1588, la Geneva Bible anglaise de 1560, la Bible de Zürich réformée allemande (1531), la Bible réformée néerlandaise (Statenvertaling, 1637), les deux premières éditions de la Bible réformée espagnole (dite Reina-Valera, 1569 & 1602), le sceau officieux de l’Église réformée d’Écosse utilisé dès 1691 et d’autres autorités « mainstream » datant de la genèse de la foi réformée portaient tous des images de Dieu ! Or l’ensemble de ces images ont en commun qu’elles ne sont pas des images issues de l’imagination humaine ; elles sont plutôt des représentations de diverses théophanies par lesquelles l’Éternel s’est préalablement, de sa propre initiative, souverainement imagé lui-même à l’humanité. L’importance capitale de la notion de théophanie mérite donc que l’on définisse davantage ses contours historico-théologiques.

« Théophanie : Terme théologique qui désigne une manifestation visuelle ou auditive de Dieu. Les manifestations visibles peuvent être celles d’un ange apparaissant sous une forme humaine (Jg 13) ; d’une flamme dans le buisson ardent (Ex 3:2-6) ; et de feu, de fumée et de tonnerre sur le mont Sinaï (Ex 19:18-20). […] Dieu prend l’initiative de la théophanie. » (James Moyer, Grand Dictionnaire de théologie, Éditions Excelsis, 2021, p. 1331.)

« Les doctrines de la théophanie et de l’incarnation nous montrent que Dieu est capable de prendre une forme physique. […] Une théophanie est une manifestation visible de Dieu aux être humains. » | « Dans une théophanie, Dieu apparaît sous la forme de quelque chose créé, souvent comme un ange ou un homme. L’‹ ange de l’Éternel › apparaît tel un ange, mais à un point dans le contexte s’identifie lui-même comme étant Dieu, comme en Genèse 16:7-14 [puis] 21:17-21. En Genèse 32:22-32, Jacob lutte avec ‹ un homme › (v. 24) qui s’avère être Dieu (v. 30). […] Le plus souvent, une théophanie prends la forme d’une nuée de gloire, tel que le pilier de nuée et de feu par lequel Dieu guida Israël à travers le désert [Ex 13:21-22 ; 14:19-25 ; 33:9-10 ; 40:34-38]. Dans cette nuée est Dieu lui-même (Ex 16:6-10). Ici la révélation a un aspect fortement visuel. Malgré que Dieu soit invisible, il prend volontairement des formes visibles pour impressionner les gens avec sa puissance terrifiante et sa gloire magnifique. Or Jésus-Christ est aussi une théophanie. […] Dans l’Écriture Sainte, la théophanie est aussi connectée au Saint-Esprit, la Troisième personne de la Trinité. » (John Frame, Systematic Theology : An Introduction to Christian Belief, Presbyterian & Reformed Publishing, 2013, p. 390-391 et 672-673.)

« Qu’est-ce qu’une théophanie ? Très souvent, dans l’histoire biblique, Dieu apparaît sous forme humaine ou se révèle par l’intermédiaire d’éléments naturels. Il apparaît parfois à des gens pleinement éveillés ; à d’autres moments, il se révèle dans un rêve, à quelqu’un qui dort ou encore à quelqu’un qui est en transe. On appelle ‹ théophanies › ces cas tangibles de révélation divine. […] La révélation théophanique de Dieu culmine dans l’incarnation de Jésus-Christ, le Fils de Dieu. » (Robert Chisholm, Dictionnaire de théologie biblique, Éditions Excelsis, 2006, p. 471-474.)

(In)visibilité de Dieu et de sa réalité céleste

Le développement ci-dessous aide à fournir la toile de fond théologique pour une compréhension adéquate de la légitimité de certaines représentations artistiques du Dieu trinitaire incorporel et immatériel.

« Dire que Dieu est invisible, ce n’est pas l’exclure du domaine du visible, mais le considérer comme le Seigneur de la visibilité, le Seigneur de la lumière. Plusieurs textes bibliques parlent de Dieu comme étant invisible (grec aoratos) (Rom. 1:20 ; Col. 1:15 ; 1 Tim. 1:17 ; Heb. 11:27). La littérature johannique affirme à plusieurs endroits que personne n’a jamais vu Dieu (Jean 1:18 ; 5:37 ; 6:46 ; 1 Jean 4:12, 20).

Cependant, comme nous l’avons vu, Dieu s’est révélé par la théophanie et l’incarnation, qui sont toutes deux des moyens très visibles. En réalité, voir une théophanie ou le Christ incarné, c’est voir Dieu. […] Dieu n’est certainement pas irreprésentable au sens strict. Il se représente dans la théophanie, le Christ est son image par excellence (Col. 1:15 ; Heb. 1:3), et l’homme est également son image (Gen. 1:27). Dieu prohibe le culte des images, non pas parce qu’il ne peut pas être représenté, mais […] parce qu’il entend affirmer son droit exclusif à se faire des images de lui-même [c-à-d de choisir souverainement sous quelle forme concrète il se représente et est représenté]. […]

1. Dieu est essentiellement invisible. Cela ne signifie pas qu’il ne peut en aucun cas être vu, mais plutôt qu’en tant que Seigneur, il choisit souverainement quand, où et à qui il se rend visible. Il contrôle toute la matière et la lumière dans l’univers, de sorte que c’est lui seul qui détermine si et comment il sera visible pour ses créatures. […]

2. Dieu s’est souvent rendu visible, dans les théophanies et dans le Christ incarné, de sorte que les êtres humains peuvent à l’occasion véritablement dire qu’ils ont ‹ vu Dieu ›. La théophanie de la nuée de gloire […] est une révélation permanente et visible de Dieu, située dans le ciel, mais parfois visible de la terre [1 Rois 22:19 ; Ésaïe 6:1-4 ; Ézéchiel 8:2-4 ; Daniel 7:9-10 ; Actes 7:55-56 ; etc.] Et à la droite de Dieu dans le ciel se trouve Jésus, qui demeure à la fois Dieu et homme et est donc une personne divine visible en permanence.

3. ‹ Personne n’a jamais vu Dieu › (Jean 1:18a) signifie que personne n’a jamais vu Dieu en dehors de sa révélation théophanique-incarnationnelle volontaire : ‹ Dieu le Fils unique, qui est dans l’intimité du Père, est celui qui l’a fait connaître › (v. 18b [S21]). » (John Frame, Systematic Theology, p. 392-395.)

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« Dans l’Évangile de Jean, il est dit : ‹ Personne n’a jamais vu Dieu ; Dieu, le Fils unique qui vit dans l’intimité du Père, nous l’a révélé › (1:18) [Semeur]. Jean veut dire que jamais personne n’a vu Dieu dans sa nature absolue et illimitée — pas même Moïse. C’est ce que confirme Ex 33:20. […] Pour revenir à Moïse, si nous lisons qu’il parlait à Dieu ‹ directement face à face, comme un homme parle à son ami › (Ex 33:11), c’est le Fils de Dieu qu’il rencontrait.

Rappelons-nous que le Fils de Dieu appelle ceux qui croient en lui ‹ ses amis › (Jn 15:15). Nb 12:7-8 nous confirme que Moïse a vu ‹ l’image › de Dieu c.-à-d. le Christ : ‹ C’est de vive voix que je lui parle (à Moïse), de façon claire et non dans un langage énigmatique, et il voit l’Éternel de façon visible › (litt. : ‹ il voit l’image de l’Éternel de façon visible ›). [L]a Bible fait une nette distinction entre voir Dieu dans sa gloire non voilée et contempler une représentation ou un reflet de Dieu dans une rencontre avec lui. » (Alfred Kuen, Encyclopédie des difficultés bibliques, Vol. 1 : Pentateuque, Éditions Emmaüs, 2006, p. 410-411.)

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Dans les trois prochains articles de la présente série, nous verrons une multitude d’exemples d’utilisations d’images de Dieu dans le protestantisme réformé ancien (XVIème et XVIIème siècle). En attendant, voici quelques images de Dieu plus récentes usitées dans un contexte réformé militaire ou ecclésial…

Théophanie (colombe représentant le Saint-Esprit dans la croix huguenote créée à Nîmes au Languedoc vers 1688) sur l’insigne officiel des protestants des Forces Françaises Libres (FFL) et des Forces Françaises de l’Intérieur (FFI) pendant la Seconde Guerre mondiale (1940-1945) :

Théophanie (colombe) dans le vitrail du temple de l’Église protestante unie de Dreux en Orléanais (actuel Eure-et-Loir) en France :